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nous vient de ce que nous voyons à l’étranger, ne servira guère à nos institutions, tant que nous tirerons si peu de profit de celles que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec lesquelles nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien à nous instruire de ce qu’il nous faut. — Je m’étudie moi-même plus que tout autre sujet ; cette étude constitue toute ma physique et ma métaphysique : « Par quel art Dieu gouverne le monde ? par quelle route s’élève et se retire la lune ? comment, réunissant son double croissant, se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein ? d’où viennent les vents qui commandent à la mer et quelle est l’influence de celui du midi ? quelles eaux forment continuellement les nuages ? un jour viendra-t-il qui détruira le monde (Properce) ? — Cherchez, vous que tourmente le besoin d’approfondir les mystères de la nature (Lucain) ». Dans ce grand tout, je m’abandonne, ignorant et insouciant, à la loi générale qui régit le monde ; je la connaîtrai assez, quand j’en sentirai les effets. Ma science ne peut la détourner de sa route ; elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer ; folie plus grande encore de m’en tourmenter, puisque nécessairement elle est la même pour tous, s’exerce au grand jour et s’applique à tous. La bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchargent de toute ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les contemplations des philosophes ne servent d’aliment qu’à notre curiosité. Ils ont grandement raison de nous renvoyer aux règles de la nature. Mais à quoi sert une si sublime connaissance ? ils falsifient ses règles et nous la présentent elle-même avec un visage maquillé, si haut en couleurs et tellement sophistiqué, qu’il en résulte tous ces portraits si différents d’un sujet si constamment le même. — La nature nous a pourvus de pieds pour marcher ; nous lui devons aussi la prudence, pour nous guider dans la vie. Cette prudence n’est pas, comme on l’a imaginé, un composé de finesse, de force et d’ostentation ; comme la nature elle-même, elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus grande efficacité, comme a dit quelqu’un, chez celui qui a le bonheur de savoir l’employer naïvement et à propos, c’est-à-dire naturellement. S’abandonner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage de se confier à elle. Oh ! que l’ignorance et l’absence de curiosité constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y reposer une tête bien pondérée.

Que ne prêtons-nous plus d’attention à cette voix intérieure qui est en nous et suffit pour nous guider ? Quand nous constatons que nous nous sommes trompés en une circonstance, ne devrions-nous pas être en défiance à tout jamais dans les circonstances analogues ? — J’aimerais mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre Cicéron. Par l’expérience que j’ai de moi, j’ai assez de quoi devenir sage, si j’étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère qu’il a eus et jusqu’où cette fièvre l’a emporté, voit combien cette passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en