Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/601

Cette page n’a pas encore été corrigée

rageux vis-à-vis de la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce que lui-même est mortel. Quel ruineux enseignement pour toutes les formes de gouvernement, et bien plus dommageable qu’ingénieux et utile, que de persuader aux peuples que la foi religieuse suffit à elle seule à contenter la justice divine, sans qu’il soit besoin de bonnes mœurs ; dans l’application apparaît l’énorme différence qu’il y a entre la dévotion et la conscience !

Physionomie de Montaigne ; son air naïf lui attirait la confiance. Récit de deux aventures où la bonne impression qu’il produisait et sa franchise lui ont été avantageuses. — J’ai un visage qui plaît, et par les traits et par la bonne opinion qu’à première vue il donne de moi, d’où une apparence toute contraire à celle de Socrate : « Qu’ai-je dit j’ai ? C’est j’ai eu, que je devrais dire, ô Chrémès (Térence). — Hélas, vous ne voyez plus de moi, que le squelette d’un corps affaibli ! » Il m’est souvent arrivé que simplement, sur le bon effet produit par ma prestance et mon air, des personnes qui ne me connaissaient pas, se sont pleinement confiées à moi soit pour leurs propres affaires soit pour les miennes, et cela m’a procuré dans les pays étrangers des faveurs particulières et rarement accordées. — Les deux aventures que voici valent peut-être que je les rapporte. Un quidam avait projeté de nous surprendre, ma maison et moi ; pour ce faire, il eut l’idée de se présenter tout seul à ma porte, en demandant l’entrée avec une certaine insistance. Je le connaissais de nom et croyais pouvoir me fier à lui, parce qu’il était de mes environs et qu’il y avait quelque alliance entre nous ; je lui fis ouvrir, comme je fais à chacun. Il entra tout effrayé, son cheval hors d’haleine, fort harassé, et me conta cette fable : « À une demi-lieue de là, il venait d’être rencontré par un de ses ennemis, que je connaissais aussi, de même que j’avais entendu parler de leur querelle. Cet ennemi s’était lancé à toute bride à sa poursuite ; et lui-même, mis en désarroi par la surprise et inférieur en nombre, s’était précipité chez moi pour se mettre en sûreté, en grand souci de ce qu’étaient devenus ses gens qu’il croyait, disait-il, ou morts ou prisonniers ». J’essayai bien naïvement de le réconforter, de le rassurer et lui rendre son sang-froid. Bientôt après, voilà quatre ou cinq de ses soldats qui se présentent pour entrer, avec cette même contenance témoignant même effroi ; puis d’autres, et après d’autres encore, tous bien armés et équipés, au nombre de vingt-cinq ou trente, feignant d’avoir leurs ennemis sur leurs talons. Ce mystère commençait à m’inspirer du soupçon ; je n’ignorais pas en quel siècle nous vivons, combien ma maison pouvait exciter l’envie, et connaissais plusieurs exemples de personnes de ma connaissance, auxquelles il était arrivé malheur dans des circonstances analogues. Toujours est-il que, trouvant que je n’avais pas de bénéfice à avoir commencé à faire plaisir si je n’achevais, et ne pouvant me défaire de ces gens sans tout rompre, je me laissai aller au parti le plus naturel et le plus simple comme je fais toujours, et com-