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pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est croyable, que nous auons naturellement crainte de la douleur ; mais non de la mort, à cause d’elle. C’est vne partie de nostre estre, non moins essentielle que le viure. À quoy faire, nous en auroit Nature engendré la haine et l’horreur, veu qu’elle luy tient rang de tres-grande vtilité, pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouurages ? Et qu’en cette republique vniuerselle, elle sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruyne :

Sic rerum summa nouatur :
Mille animas vna necata dedit.

La deffaillance d’vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bestes, le soing d’elles et de leur conseruation. Elles vont iusques-là, de craindre leur empirement : de se heurter et blesser : que nous les encheuestrions et battions, accidents subiects à leur sens et experience. Mais que nous les tuions, elles ne le peuuent craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort. Si dit-on encore qu’on les void, non seulement la souffrir gayement la plus-part des cheuaux hannissent en mourant, les cygnes la chantent mais de plus, la rechercher à leur besoing ; comme portent plusieurs exemples des elephans.Outre ce, la façon d’argumenter, de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable esgallement, en simplicité et en vehemence ? Vrayment il est bien plus aisé, de parler comine Aristote, viure comme Cæsar, qu’il n’est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l’extreme degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut ioindre. Or nos facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les cognoissons : nous nous inuestissons de celles d’autruy, et laissons chomer les nostres. Comme quelqu’vn pourroit dire de moy : que i’ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n’y avant fourny du mien, que le filet à les lier.Certes i’ay donné à l’opi— nion publique, que ces parements empruntez m’accompaignent : mais ie n’entends pas qu’ils me couurent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m’en fusse creu, à tout hazard, i’eusse parlé tout fin seul. Ie m’en charge de plus fort, tous les iours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siecle et par oisiueté. S’il me messied à moy, comme ie le croy, n’importe : il peut estre vtile à quelque autre. Tel alle-