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grands personnages qui ne sont plus et d’être exempt d’avoir affaire désormais à des juges iniques et corrompus. Si c’est un anéantissement complet de notre être, il y a encore avantage à entrer dans une nuit longue et paisible : nous n’avons rien en effet dans la vie qui soit plus doux qu’un repos et un sommeil tranquille et profond, que les songes ne troublent pas. Les choses que je sais être mauvaises, telles qu’offenser son prochain, désobéir à son supérieur qu’il soit dieu ou homme, je les évite avec soin ; quant à celles que je ne sais être bonnes ou mauvaises, je ne saurais les redouter. — Si vous me faites mourir et que je vous laisse vivants, les dieux seuls savent qui de vous ou de moi sera le mieux partagé ; c’est pourquoi, en ce qui me touche, vous déciderez ce qu’il vous plaira. Mais, si j’ai un conseil à vous donner, comme j’ai l’habitude de ne conseiller que des choses justes et utiles, je vous dis bien nettement que, pour votre conscience, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de me rendre la liberté, si vous ne voyez dans ma cause autre chose que ma personnalité. Et, puisque vous voilà juges de mes faits et gestes, tant publics que privés, accomplis jusqu’ici ; du but que je me proposais ; du profit que tant de citoyens, jeunes et vieux, retirent tous les jours de mes entretiens ; du bien qui en résulte pour tous ; vous ne pouvez vous acquitter convenablement des services que j’ai rendus, qu’en ordonnant que, vu ma pauvreté, je sois nourri au Prytanée, aux frais du trésor public, ainsi que souvent je vous l’ai vu, avec moins de raison, accorder à d’autres. — Ne prenez pas pour de l’obstination ou du dédain que je ne me mette pas, suivant la coutume, à vous supplier et chercher à émouvoir votre commisération. N’ayant pas plus que les autres été engendré, comme dit Homère, ni d’un bloc de bois, ni d’un bloc de pierre, j’ai des amis et des parents qui pourraient se présenter à vous en larmes et en deuil ; j’ai trois enfants éplorés, c’est là de quoi éveiller votre pitié ; mais ce serait une honte pour notre ville, qu’à mon âge, avec une réputation de sagesse telle, qu’elle est cause de ma mise en accusation, j’aille m’abaisser à une semblable attitude. Que dirait-on des autres Athéniens ? J’ai toujours adjuré ceux qui m’ont entendu parler, de ne pas racheter leur vie par une action qui serait déshonnête. Dans les guerres que nous avons faites, à Potidée, à Délie et autres où je me suis trouvé, j’ai montré par mes actes combien j’étais loin de pourvoir à ma sûreté au prix de la honte ; ce serait faire pis, que de vous détourner de votre devoir, en vous conviant à quelque chose de laid ; car ce ne sont pas mes prières qui doivent vous persuader, mais les raisons pures et solides de la justice. Vous avez fait serment aux dieux de vous y tenir. Il semblerait, en vous suppliant, que je vous soupçonne et vous reproche de ne pas croire à leur existence, et, du même coup je témoignerais contre moi-même que je ne crois pas en eux comme je le dois ; que je me défie de leur conduite, au lieu de remettre purement mon affaire