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les leçons de la simplicité ne le cèdent guère à celles que nous prêchent les doctrines philosophiques, au contraire. Les hommes ne se ressemblent ni par leur façon de sentir ni par leur force morale ; pour leur faire du bien, il faut agir suivant le tempérament de chacun et, pour cela, suivre des voies diverses : « Sur quelque rivage que la tempête me jette, j’aborde (Horace). » Je n’ai jamais vu de paysan, d’entre mes voisins, qui se soit pris à réfléchir sur la contenance et l’assurance qu’il aurait à tenir à son heure dernière ; la nature ne l’invite à songer à la mort que lorsqu’il meurt, et, à ce moment, il a meilleure grâce qu’Aristote, sur lequel la mort pèse doublement, et par elle-même et par les longues méditations qu’il lui a consacrées. C’était l’opinion de César, qui estimait que celle dont on a eu le moins à se préoccuper, est la plus heureuse et la moins pénible : « S’affliger d’avance, c’est trop s’affliger (Sénèque). » L’idée de la mort n’est déplaisante que par le fait de notre curiosité ; c’est ainsi que toujours nous nous faisons tort, en voulant devancer et régenter ce que fait la nature. Que les docteurs, quand ils sont bien portants, s’en fassent du mauvais sang et qu’elle les porte à la mélancolie, passe encore ; mais le commun des mortels n’a, sur ce point, besoin ni de remède ni de consolation, sauf lorsque le coup le frappe, et il n’y songe qu’au moment même où il en souffre. C’est la confirmation de ce que nous disions que la stupidité et le défaut de crainte chez l’homme du peuple, lui donnent la résignation aux maux présents et une profonde indifférence pour ceux que lui réserve l’avenir ; c’est parce qu’elle est plus grossière et plus obtuse, que son âme est moins pénétrable et moins sujette à s’agiter. Pour Dieu ! s’il en est ainsi, tenons dorénavant école de bêtise : c’est la conclusion finale que la science nous fait entrevoir ; c’est aussi à cela que, tout doucement, elle achemine ses disciples.

Socrate, par ses discours et ses exemples, nous enseigne à suivre purement et simplement la nature. — Sa défense devant ses juges. — Nous ne manquerons pas de bons professeurs pour nous enseigner la simplicité naturelle. Socrate en sera ; car, autant qu’il m’en souvient, c’est à peu près dans ce sens, qu’il parle aux juges qui vont délibérer sur sa vie : « Je crains, Messieurs, si je vous prie de ne pas me condamner à mort, de prêter le flanc aux imputations que portent contre moi mes accusateurs, qui me reprochent de prétendre être plus entendu que tous autres, parce que j’aurais une connaissance qu’ils n’ont pas, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais que je n’ai ni fréquenté ni connu la mort, ni vu personne qui en ait constaté les avantages et les inconvénients, de manière à pouvoir m’en instruire. Ceux qui la craignent, présupposent la connaî tre ; pour moi, j’ignore ce qu’elle est et ce qui se passe dans l’autre monde. Peut-être n’apporte-t-elle ni bien ni mal, peut-être estelle désirable. Il est à croire pourtant qu’il y a avantage, si c’est un passage d’un lieu dans un autre, à aller vivre avec tant de