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sentiellement variable, particulier à chacun, et a perdu celui qui lui était propre et s’appliquait à tous ; maintenant, pour la retrouver, il faut en appeler au témoignage des bêtes, chez lesquelles elle est restée inaccessible à la faveur, à la corruption, à la versatilité d’opinions. Il est vrai que les bêtes elles-mêmes ne suivent pas toujours exactement la route tracée par la nature, mais elles s’en écartent si peu que les ornières en sont toujours visibles ; ainsi font les chevaux qu’on mène en main : ils se livrent bien à des bonds et à des escapades, mais toujours dans la limite où leur longe le leur permet ; et ils suivent quand même celui qui les conduit ; pareillement l’oiseau qu’on dresse lorsqu’il prend son vol, il ne s’éloigne jamais plus que de la longueur de la ficelle qui le retient. — « Méditez l’exil, les tourments, la guerre, les maladies, les naufrages, pour qu’aucun malheur ne vous surprenne (Sénèque). » À quoi nous sert cette curiosité qui nous fait nous préoccuper de toutes les misères auxquelles est sujette la nature humaine, et de nous préparer avec tant de peine, même contre celles dont nous ne courons pas risque d’être atteints ? « L’appréhension de la douleur fait souffrir autant que la douleur elle-même (Sénèque) » ; non seulement le coup, mais encore le souffle et le bruit du trait dirigé contre nous, nous frappent. Agir ainsi, c’est faire comme si nous avions le délire, car ce ne peut être que sous l’effet du délire, que vous alliez dès maintenant vous faire donner le fouet parce qu’il peut arriver qu’un jour la fortune vous expose à le recevoir, et prendre dès la Saint-Jean vos robes fourrées parce que vous en aurez besoin à Noël ! Faites l’épreuve de tous les maux qui peuvent vous arriver, nous dit-on, et en particulier des plus extrêmes soumettez-vous à l’épreuve de celui-ci, assurez-vous contre celui-là. Il serait au contraire plus facile et plus naturel d’en écarter jusqu’à la pensée. On dirait vraiment qu’ils ne viendront pas assez tôt et qu’ils ne nous dureront pas assez ; on veut encore que notre esprit les étende et les allonge, et qu’avant qu’ils ne nous tiennent, il se les incorpore et s’en repaisse, comme s’ils ne pesaient pas déjà suffisamment sur nos sens : « Ils nous seront assez à charge quand ils s’appesantiront sur nous, dit un de ces maîtres, qui appartient non à l’une des sectes philosophiques les plus tendres, mais à celle dont les principes sont le plus rigoureux ; en attendant, sois agréable à toi-même et reporte ta pensée sur ce que tu aimes le mieux. À quoi te sert d’aller au-devant de l’infortune et, lui faisant accueil, gâter le présent par crainte de l’avenir, te faire malheureux dès maintenant parce que tu dois, avec le temps, le devenir ? » ce sont ses propres paroles. Peut-être est-ce quand elle nous instruit bien exactement de l’étendue de nos maux, « éclairant les mortels par une triste prévoyance (Virgile) », que la science nous rend service ; ne serait-il pas en effet bien dommage que partie de notre mal échappe à notre connaissance et que nous n’en ayons pas l’appréhension ?

L’expérience qu’elle prétend nous donner est déjà un tourment ; laissons faire la nature, elle se charge au mo-