Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/58

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bien, sans se mettre en danger de perte. Æsope faict ce comte, qu’vn qui auoit acheté vn More esclaue, estimant que cette couleur luy fust venue par accident, et mauuais traictement de son premier maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuuages, auec grand soing : il aduint, que le More n’en amenda aucunement sa couleur basanee, mais qu’il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous aduient-il, de voir les medecins imputans les vns aux autres, la mort de leurs patiens ? Il me souuient d’vne maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et tres-dangereuse : cet orage estant passé, qui auoit emporté vn nombre infiny d’hommes ; I’vn des plus fameux medecins de toute la contrée, vint à publier vn liuret, touchant cette matiere, par lequel il se rauise, de ce qu’ils auoyent vsé de la saignée, et confesse que c’est l’vne des causes principales du dommage, qui en estoit aduenu. Dauantage leurs autheurs tiennent, qu’il n’y a aucune medecine, qui n’ait quelque partie nuisible. Et si celles mesmes qui nous seruent, nous offencent aucunement, que doiuent faire celles qu’on nous applique du tout hors de propos ? De moy, quand il n’y auroit autre chose, i’estime qu’à ceux qui hayssent le goust de la medecine, ce soit vn dangereux effort, et de preiudice, de l’aller aualler à vne heure si incommode, auec tant de contre-cœur et croy que cela essaye merueilleusement le malade, en vne saison, où il a tant besoin de repos. Outre ce, qu’à considerer les occasions, surquoy ils fondent ordinairement la cause de noz maladies, elles sont si legeres et si delicates, que i’argumente par là, qu’vne bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le mescomte du medecin est dangereux, il nous va bien mal : car il est bien mal-aisé qu’il n’y retombe souuent : il a besoin de trop de pieces, considerations, et circonstances, pour affuster iustement son dessein. Il faut qu’il cognoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes, et ses imaginations. Il faut qu’il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l’air et du temps, assiette des planetes, et leurs influances qu’il sçache en la maladie les causes, les signes, les affections, les iours critiques : en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l’aage, la dispensation et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et rapporter l’vne à l’autre, pour en engendrer vne parfaicte symmetrie. A quoy s’il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a vn tout seul, qui tire à gauche, en voyla assez pour nous perdre. Dieu sçait, de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart