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pêle-mêle dans le tombeau, nul n’échappe à la cruelle Proserpine (Horace). » Je passai par ce singulier état, que la vue de ma maison m’horripilait ; tout ce qui y était, demeurant sans gardien, fut à la merci de qui en eut envie. Moi, si hospitalier, j’eus beaucoup de mal à trouver un refuge pour ma famille qui, devenue errante, était un objet de frayeur pour ses amis et pour elle-même ; on la repoussait avec horreur partout où elle se présentait ; il lui fallait changer d’asile dès que quelqu’un des siens commençait à se plaindre, fut-ce d’une douleur ressentie au petit doigt, car toutes les maladies étaient considérées alors comme étant la peste, et on ne se donnait pas la peine d’approfondir. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que d’après les règles de l’art, quand on est exposé au fléau, pendant quarante jours on a à craindre d’en être atteint, et pendant tout ce temps l’imagination, vous tourmentant à sa façon, enfièvre jusqu’à votre santé. — Tout cela m’eût beaucoup moins touché, si je n’avais eu à me préoccuper des misères des autres et si je n’avais dû pendant six mois servir, dans des conditions aussi pénibles, de guide à cette caravane ; car pour moi-même, je portais avec moi mes préservatifs, savoir la résolution et la résignation. Je n’avais pas grand’peur, ce qui est particulièrement à redouter dans ce mal ; mais cependant si je m’étais trouvé seul et que j’eusse voulu prendre la fuite, je me fusse mis bien plus promptement à grande distance. Cette mort n’est pas de celles que je redouterais le plus d’ordinaire, elle est prompte, on perd vite connaissance, on ne souffre pas, on se console par ce fait que tout le monde en est menacé ; elle exclut toute cérémonie, tout deuil, la foule ne se presse pas autour de vous. Dans la contrée, un centième des gens périt : « Vous eussiez vu les campagnes désertes, les bois vides jusque dans leurs plus extrêmes profondeurs (Virgile). » Les terres que j’y possède composent la partie la plus importante de mes revenus ; leur produit dépend essentiellement de la main-d’œuvre qu’on y emploie ; une centaine d’ouvriers y travaillaient, de longtemps la culture n’en put être reprise.

Résignation des gens du peuple dans ce désastre général. — Quels exemples de résolution ne vîmes-nous pas, à ce moment, chez tous ces gens du peuple si simples ! Généralement, nul ne prenait plus soin de la vie. Les raisins, principale richesse du pays, demeurèrent suspendus aux ceps. Tous, indifférents à la mort, s’y préparaient et l’attendaient soit pour le soir, soit pour le lendemain, avec une contenance et une voix si peu effrayées, qu’il semblait que ce fût une nécessité qu’ils acceptaient, comme conséquence d’une condamnation s’étendant à tous et à laquelle nul ne pouvait se soustraire. La mort est toujours inévitable ; mais combien peu l’attendent avec résolution ; une différence de quelques heures qui nous sépare du moment fatal, la compagnie en laquelle nous allons le franchir, diversifient la manière dont nous l’envisageons. Voyez ceux-ci quoique enfants, jeunes gens et vieillards meurent tous dans l’espace d’un mois, personne parmi eux ne s’en étonne,