Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/571

Cette page n’a pas encore été corrigée

tient, et même moins s’il le faut, peu m’importe ; je ne souhaite m’occuper que de moi durant les jours que les dieux veulent bien m’accorder encore (Horace). » Toutefois les pertes que j’éprouve du fait de la méchanceté d’autrui, lorsqu’il me vole ou qu’il me pille, m’affectent à peu près comme quelqu’un qui serait en proie aux tortures de l’avarice ; l’offense m’irrite encore incomparablement plus que le dommage qui m’est fait. Mille maux de toutes sortes m’ont assailli à cette époque les uns après les autres, je les eusse plus virilement supportés s’ils étaient venus fondre sur moi tous à la fois.

Dans son infortune, Montaigne, ne voyant pas d’ami à qui s’adresser, prend le parti de ne compter que sur lui-même, et de se désintéresser de tout ce qui ne le touche pas directement et qu’il ne considère plus que comme un sujet d’étude ; il arrive de la sorte à recouvrer sa tranquillité d’esprit. — Je songeais déjà auquel de mes amis je pourrais confier le soin de m’entretenir dans ma vieillesse devenue nécessiteuse et infortunée. Les ayant tous passés en revue dans mon esprit, je me trouvai dans un grand embarras. On ne saurait être recueilli dans une chute aussi lourde et de si haut, que par un ami auquel vous lie une affection solide, à toute épreuve, vrai présent de la fortune ; c’est chose rare, si même elle existe. Finalement, je reconnus que le plus sûr était de ne m’en fier qu’à moi-même de la tâche de veiller sur moi et d’assurer mes besoins ; et que, s’il m’advenait d’être mal venu dans les faveurs de la fortune, je n’avais autre chose à faire qu’à me recommander davantage à moi-même, de m’y attacher, de m’en occuper plus encore que je ne l’avais fait jusqu’alors. En toutes choses, l’homme a recours à l’appui des autres pour s’épargner de recourir à celui qu’il a en lui, lequel cependant est le seul sur lequel il puisse compter et soit assez puissant pour le tirer d’affaire s’il sait en user ; chacun court ailleurs pour assurer son avenir, parce que personne ne s’est adressé à soi-même. — J’en arrivai à conclure que ces épreuves avaient leur utilité d’abord, parce que c’est avec le fouet qu’on ramène à la raison les mauvais disciples quand celle-ci ne suffit pas, de même qu’on emploie le feu et des coins violemment enfoncés pour redresser une pièce de bois qui a gauchi. Quoique je me prêche depuis bien longtemps de ne m’en tenir qu’à moi et de ne plus m’inquiéter des choses étrangères, cela n’empêche que je tourne toujours encore les yeux sur ce qui se passe à côté ; un signe, un mot gracieux d’un grand personnage qui me fait bon visage me tentent ; et cependant Dieu sait si on s’en prive en ces temps-ci et quelle portée cela a ! J’écoute encore, sans que mon front se ride, les avances que l’on me fait pour que j’accepte des fonctions qui rapportent, et m’en défends si mollement qu’il semble que je ne demande qu’à être vaincu. Or, à un esprit si indocile il faut des corrections ; il faut rebattre et resserrer à grands coups répétés de maillet ce vaisseau qui se disjoint, se disloque, qui échappe et que