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Le peuple se trouve ruiné pour de longues années par les déprédations qui se commirent alors ; et lui, Montaigne, a eu de plus à souffrir des suspicions de tous les partis, aggravées par le peu de souplesse de son caractére. — Par suite des déprédations qui se commirent alors, « tant il y avait de troubles et de désordres dans nos campagnes (Virgile) ! » le peuple a eu beaucoup à souffrir non seulement dans le présent, mais aussi pour l’avenir ; les vivants en ont pâti et, avec eux, ceux qui n’étaient pas encore nés. On le pilla, et moi par conséquent, jusque dans ses espérances, lui enlevant tout ce qui devait le faire vivre pendant de longues années : « Ce que ces bandes criminelles ne peuvent emporter ou emmener, elles le détruisent ; elles vont jusqu’à incendier d’innocentes chaumières (Ovide). — Nulle sécurité dans les villes ; dans les campagnes, tout est dévasté (Claudien). »

Outre cette épreuve, j’en eus bien d’autres à endurer. J’ai subi les inconvénients qu’entraîne la modération dans ces sortes de maladies ; j’ai été dépouillé par tous les partis j’étais Gibelin pour les Guelphes, et Guelphe pour les Gibelins, comme dit je ne sais où un de mes poètes. La situation de ma maison, mes relations avec les personnes de mon voisinage me présentaient sous un aspect, ma vie et mes actes sous un autre. On ne portait pas contre moi d’accusations formelles, je n’y donnais pas prise, ne transgressant jamais les lois (qui eût ouvert une enquête sur mon compte, n’aurait eu que des éloges à me donner) ; mais c’étaient des soupçons émis à la sourdine, qu’on se communiquait sous main et auxquels les apparences pouvaient prêter, ce qui ne manque jamais dans une confusion pareille et avec des esprits envieux ou ineptes. — J’aide d’habitude aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi, par la façon que j’ai toujours eue de fuir à me justifier, m’excuser et entrer en explications, estimant que c’est exposer ma conscience à quelque interprétation fâcheuse que de plaider pour elle, « car la discussion affaiblit l’évidence (Cicéron) » ; et, comme si chacun voyait en moi aussi clair que j’y vois moi-même, au lieu de chercher à me soustraire à l’accusation, j’y donne plus de prise encore ; je renchéris plutôt sur elle, en confessant des torts ironiques et moqueurs, lorsque je ne m’en tais pas complètement comme d’une chose indigne de réponse. Aussi ceux qui jugent que mon attitude témoigne une trop hautaine confiance dans la justice de ma cause, ne m’en veulent guère moins que ceux qui y voient une preuve de faiblesse qui fait qu’elle ne peut se défendre ; les grands en particulier pensent de la sorte, parce qu’à leurs yeux, le manque de soumission est la plus grande faute qui se puisse commettre et qu’ils sont rudes pour le droit qui se connait, qui a conscience de lui-même et ne se montre ni soumis, ni humble, ni suppliant ; c’est là un obstacle auquel souvent je me suis heurté. — Un ambitieux se fût pendu de désespoir de ce qui m’advint alors, un avare en eût fait autant ; moi, je me borne à ne pas faire d’acquisitions : « Que je conserve seulement ce qui m’appar-