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ceux qui sont bien portants de ceux qui sont malades ; mais quand elles se prolongent comme dans notre cas, tout le corps s’en ressent de la tête aux pieds, aucune partie n’est exemple de corruption, car il n’y a pas d’air qui s’aspire aussi goulûment, qui se répande et pénètre comme la licence. Nos armées n’ont de consistance, ne conservent de cohésion que grâce au ciment qu’y introduit le concours de l’étranger ; avec des Français, on n’arrive plus à constituer un seul corps d’armée qui soit bien organisé et ne se débande pas. Quelle honte ! il n’y a chez nous de discipline que celle qui existe dans les éléments étrangers que nous avons appelés dans nos rangs. Quant à nous, nous nous conduisons suivant notre bon plaisir et non d’après la volonté de nos chefs ; chacun fait comme il l’entend ; le commandement a plus à faire au dedans qu’au dehors ; il lui faut suivre ses soldats, leur faire la cour, se plier à leurs exigences ; lui seul obéit, tout le reste est libre et ne connaît aucun frein. — Il me plaît de constater combien il y a de lâcheté et de pusillanimité dans l’ambition, quelle abjection et quelle servitude il lui faut pour arriver à son but ; mais je déplore de voir de bonnes natures, capables de pratiquer la justice, se corrompre tous les jours à manier et commander ce milieu où règne tant de confusion. À force de souffrir, on s’y habitue ; et l’habitude fait qu’on se résigne et qu’on imite. Nous avions assez de natures mauvaises par elles-mêmes, sans que celles qui sont bonnes et généreuses se gâtent ; si cela continue, on trouvera difficilement à qui confier la santé de cet état, au cas où il plairait à la fortune de la lui rendre : « N’empêchez pas du moins ce jeune homme de relever un siècle qui croule (Virgile) ! »

Qu’est devenu cet ancien précepte, que les soldats devaient plus craindre leur chef que l’ennemi ? Et le merveilleux exemple de ce pommier compris dans les limites d’un camp de l’armée romaine, laquelle on vit le lendemain se transporter ailleurs, laissant au propriétaire de cet arbre le compte intact de ses pommes, bien qu’elles fussent mûres à point et délicieuses ? — Je préférerais que notre jeunesse, au lieu d’employer son temps en allées et venues moins utiles, à des apprentissages moins honorables, en consacrât partie à faire la guerre sur nier sous les ordres d’un bon capitaine commandeur de Rhodes, partie à aller constater la discipline des armées turques si différente et si supérieure à la nôtre. Tandis que les expéditions rendent nos soldats plus licencieux, les leurs en deviennent plus retenus et plus craintifs, parce que là les offenses et les vols commis envers le menu peuple, qui en temps de paix se punissent de la bastonnade, atteignent en guerre une importance capitale un œuf pris sans payer, entraîne cinquante coups de bâton, c’est un prix fait à l’avance ; et pour tout autre méfait si léger qu’il soit, n’ayant pas rapport à la nourriture, on empale, on décapite séance tenante le coupable. J’ai été étonné de lire dans l’histoire de Sélim, le plus cruel conquérant qui fut jamais, que lorsqu’il subjugua l’Égypte, les beaux jardins qui envi-