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tentations qu’ils ont éprouvées, que la résistance qu’ils leur ont opposée.

À quoi peut nous conduire la résistance que provoquent en nous les efforts de la science ? Regardons sur terre Les pauvres gens que nous y voyons disséminés, la tête penchée sur leur travail, qui ne connaissent ni Aristote, ni Caton, ni exemples, ni préceptes, obéissant à la nature, donnent tous les jours des marques de constance et de patience plus pures et plus grandes que ne sont celles que nous étudions dans les écoles avec tant d’application. Combien en vois-je journellement qui se soucient peu de leur pauvreté, qui désirent la mort, qui la reçoivent sans alarme ni affliction. L’homme qui travaille en ce moment mon jardin, a enterré ce matin son père ou son fils. Les noms mêmes qu’ils donnent aux maladies en adoucissent et atténuent l’âpreté : la phtisie est pour eux de la toux ; la dysenterie, un cours de ventre ; la pleurésie, un refroidissement ; et, de même qu’ils en tempèrent les dénominations, ils les supportent sans s’en préoccuper outre mesure. Il faut qu’elles soient bien graves pour leur faire interrompre leur labeur journalier ; ils ne s’alitent que pour mourir : « Cette vertu simple et naïve a été changée en une science obscure et futile (Sénèque). »

C’est au milieu des désordres de la guerre civile que Montaigne écrit : excès qui se commettent, indiscipline des armées ; les meilleurs, en ces circonstances, finissent par se gâter. — J’écrivais ceci vers l’époque où, pendant plusieurs mois, fondaient directement sur moi, de tout leur poids, les charges résultant des troubles auxquels nous sommes en proie. J’avais, d’une part, les ennemis à ma porte ; de l’autre, les maraudeurs, pires encore que les ennemis, « combattant non par les armes, mais par le crime ». J’étais journellement en butte à toutes sortes de dommages du fait des hostilités : « À droite et à gauche, un ennemi redoutable me menace ; j’ai à craindre des deux côtés à la fois (Ovide). » Quelle guerre monstrueuse ! Les autres sont dirigées contre le dehors, celle-ci contre nous-mêmes ; elle se ronge, se détruit par son propre venin. Elle est d’une nature si maligne et si désastreuse, qu’elle se ruine en même temps que tout le reste ; dans sa rage, elle se déchire et se met en pièces. Nous la voyons plutôt s’éteindre d’elle-même, que faute d’aliment qui la soutienne ou parce que l’un des partis l’emporte. Aucune discipline n’y règne : elle a pour objet de mettre fin à la sédition, elle-même en est pleine ; de châtier la désobéissance, elle en donne l’exemple ; employée à la défense des lois, elle est aussi pour sa part en révolte contre celles qui la régissent. Où allons-nous ? Le seul médicament auquel on puisse avoir recours est infectieux : « Notre mal s’empoisonne du secours qu’on lui donne ; — il s’empire et s’aigrit par le remède qu’on y applique (Virgile). — Le juste et l’injuste mêlés et confondus par nos coupables fureurs, ont détourné de nous la protection des dieux (Catulle). »

Dans ces maladies des peuples, on peut, au début, distinguer