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ter dès qu’il a satisfait à ce dont il a besoin ; qu’il s’agisse de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre ; son avidité est incapable de modération. J’estime qu’il en est de même de la curiosité qu’il met à savoir ; il se prépare plus de besogne qu’il n’en peut faire et bien plus qu’il ne lui est nécessaire, tirant de plus en plus parti de ce savoir au fur et à mesure qu’il lui fournit davantage de matière à utiliser : « Nous ne mettons pas plus de modération dans l’étude des lettres, que dans tout le reste (Sénèque) » ; et Tacite a raison quand il loue la mère d’Agricola de ce qu’elle contenait chez son fils le désir trop ardent d’apprendre.

La science est un bien qui, à le considérer avec calme, a, comme tous les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et une faiblesse propre qu’elle tient de la nature ; de plus, elle coûte cher. L’acquisition en présente beaucoup plus de risques que celle de n’importe quel autre aliment ou boisson ; toute autre chose, quand nous l’avons achetée, nous l’emportons au logis et la plaçons dans un récipient quelconque, où il nous est loisible d’examiner ce qu’elle vaut, la quantité que nous en prendrons, et à quelle heure. Les sciences, nous ne pouvons, dès l’arrivée, les mettre dans un vase autre que dans notre âme ; nous les absorbons en les achetant et, quand nous sortons du marché, nous en sommes déjà ou corrompus ou amendés. Il y en a parmi elles qui ne font guère que nous gêner et nous entraver, au lieu de nous nourrir ; et telles autres, présentées comme devant nous guérir, nous empoisonnent. J’ai éprouvé du plaisir à voir que, quelque part, des hommes font, par dévotion, vœu d’ignorance, comme d’autres de chasteté, de pauvreté et de pénitence ; c’est aussi châtier nos appétits désordonnés que d’émousser cette cupidité qui nous excite à l’étude des livres, et sevrer l’âme de cette volupté que nous savourons avec tant de délices, que nous procure l’idée que nous sommes des savants ; c’est satisfaire on ne peut mieux au vœu de pauvreté que d’y joindre celle de l’esprit. — Nous n’avons pas besoin de beaucoup de science pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend que ce qui nous en est nécessaire est en nous ; il nous donne la manière de l’y trouver et d’en tirer parti. Toute science, au delà de celle que nous tenons de la nature, est à peu près vaine et superflue ; c’est déjà beaucoup si elle ne nous surcharge et ne nous trouble pas plus qu’elle ne nous sert : « Il faut peu de lettres à un esprit sage (Sénèque) » ; elle est pour notre esprit une cause de fièvre qui le brouille et l’inquiète. Recueillez-vous, vous trouverez en vous les arguments que vous fournit la nature pour vous préparer à la mort, et ceux-ci sont vrais et les plus propres à nous servir en cas de nécessité ; ce sont ceux qui aident le paysan et des peuples entiers à l’affronter avec autant de fermeté qu’un philosophe. Serais-je mort moins allégrement si cela m’était arrivé avant que j’aie connu les Tusculanes ? je pense que non ; et, quand je fais un retour sur moi-même, je sens que la connaissance de cet ou-