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par boutades, mais par tempérament ; ou, pour mieux dire, il n’a rien surélevé, il a plutôt rabaissé l’homme pour le ramener à son point d’origine et tel que l’a fait la nature, à laquelle il a subordonné les aspirations, les mécomptes et les difficultés de la vie. Chez Caton, on voit bien clairement qu’il va planant sans cesse bien au-dessus des idées communes ; dans ses exploits empreints de tant de bravoure, dans sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Socrate, au contraire, va toujours rasant la terre, de ce même pas lent auquel nous allons tous ; et il émet ses plus utiles discours, se conduit dans la mort et dans les moments les plus difficiles qu’il soit donné de traverser, comme en toutes les autres choses habituelles de la vie humaine.

Quel immense service n’a-t-il pas rendu à l’homme en lui montrant, dans un langage à la portée de tous, ce qu’il peut par lui-même. — Il s’est bien trouvé que l’homme le plus digne d’être connu et d’être présenté au monde comme exemple, soit celui que nous connaissons avec le plus de certitude. Il nous a été dépeint par les hommes les plus aptes à bien juger qui aient jamais existé ; les témoignages qu’ils nous portent sur lui sont admirables d’exactitude et de compétence. — C’est une merveille qu’il ait pu discipliner les idées naissantes et si pures de l’enfant, au point que sans les altérer, ni les étirer, il soit arrivé à produire en notre âme ses plus beaux effets. Il ne nous la représente ni riche, ni ayant de hautes aspirations ; il ne nous la montre que saine, mais d’une santé bien allègre et bien nette. Mettant en jeu les ressorts les plus naturels et les plus vulgaires, par des raisonnements absolument ordinaires et communs, sans s’émouvoir ni s’exciter, il fait admettre non seulement les croyances, les actions, les mœurs mieux réglées, mais aussi les plus hautes, les plus vigoureuses qui jamais ont eu cours. C’est lui qui a ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l’homme chez lequel avec raison elle trouve le plus à s’employer. Voyez-le plaidant devant ses juges ; voyez par quelles raisons il se montre courageux quand il est aux prises avec les hasards de la guerre, par quels arguments il fortifie sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et même contre le caractère acariâtre de sa femme ; il n’emprunte rien ni à l’art, ni à la science ; les gens les plus simples reconnaissent chez lui les moyens et la force dont ils disposent eux-mêmes. Il n’est pas possible de revenir en arrière, ni de descendre plus bas. Il a rendu grand service à la nature humaine, en lui montrant combien elle peut par elle-même.

L’homme est incapable de modération, même dans sa passion d’apprendre ; inanité de la science. Ce qui nous est vraiment utile est naturellement en nous, mais il faut le découvrir, et c’est ce que Socrate nous enseigne. — Nous sommes chacun plus riches que nous ne pensons ; mais on nous dresse à emprunter et à quémander ; on nous façonne à nous servir plus d’autrui que de nous-mêmes. L’homme ne sait en rien s’arrê-