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ce dicton ancien très connu, je me suis autrefois laissé aller à croire que j’avais éprouvé plus de plaisir avec une femme parce qu’elle était mal bâtie et à considérer cette infirmité comme ajoutant à ses grâces.

Le Tasse, dans la comparaison qu’il établit entre la France et l’Italie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles que les gentilshommes italiens, et l’attribue à ce que nous sommes continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclusion tout opposée ; car, dit-il, celles de Germanicus étaient devenues plus fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien n’est si souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le soulier de Théramène, qui s’adaptait à tous les pieds ; il est double et divers, et donne également à ce à quoi il s’applique des formes multiples et variées : « Fais-moi don d’une drachmne d’argent, » disait un philosophe de l’école des Cyniques à Antigone. « Ce n’est pas là un présent digne d’un roi, » répondit celui-ci. « Donne-moi alors un talent, » reprit le philosophe. « Ce n’est pas un présent qui convienne à un Cynique, » repartit Antigone. — « Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ stérile et de brûler les restes de paille, soit que cette chaleur prépare les voies et ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte dans les herbes nouvelles, soit qu’elle rende la terre plus rude et resserre ses veines ouvertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent ou aux froids pénétrants de Borée (Virgile). »

C’est ce qui a amené les Académiciens à poser en principe de douter de tout, ne tenant rien pour absolument vrai non plus que pour absolument faux. — « Toute médaille a son revers » ; c’est pourquoi Clitomaque disait jadis que Carnéade, en entreprenant de déraciner chez l’homme la manie de tout analyser, c’est-à-dire l’envie et la témérité de juger tout ce qui s’offre à lui, avait entrepris plus que les travaux d’Hercule. Cette pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis, de l’impudence qu’étalaient anciennement ceux qui faisaient profession de savoir et de leur outrecuidance démesurée. — Ésope était exposé en vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s’enquit auprès de l’un d’eux de ce qu’il savait faire ; celui-ci, pour se faire valoir, dit monts et merveilles il savait ceci, il savait cela, etc. L’autre en dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d’Ésope et qu’on lui demanda à lui aussi ce qu’il savait faire : « Rien, répondit-il, ces deux-ci ont tout pris, ils savent tout. » — La même chose s’est produite dans les écoles de philosophie. L’audace de ceux qui attribuaient à l’esprit humain l’aptitude à tout savoir, en a amené d’autres à émettre, par dépit et contradiction, qu’il n’est capable de rien ; ceux-ci portent cette ignorance à l’extrême, comme ceux-là font de la science ; de telle sorte qu’on ne peut nier que l’homme ne soit immodéré en toutes choses, et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il y est contraint par l’impuissance où il se trouve de passer outre.