Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/551

Cette page n’a pas encore été corrigée

aboutir à de si hauts et si considérables résultats. Je reconnais avoir nombre de travers d’esprit et aussi de manières de voir, dont volontiers je chercherais à dégoûter mon fils si j’en avais un ; et de fait, ce qui est vrai n’est pas toujours chez l’homme ce dont il s’accommode le mieux, tant il est de bizarre composition.

Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boiteux des deux sexes plus d’ardeur aux plaisirs de l’amour. — À ce propos, et cela ne s’y rattacherait-il pas, peu importe, un proverbe très répandu en Italie dit que celui qui n’a pas couché avec une boiteuse, ne connaît pas Vénus dans ce qu’elle a de plus doux. Le hasard ou quelque fait particulier a, il y a bien longtemps, introduit ce dicton dans le peuple ; il s’applique aux hommes comme aux femmes, car la reine des Amazones répondit à un Scythe qui la conviait à l’amour : « Ce sont les boiteux qui le font le mieux (Théocrite). » Dans cette république féminine, pour éviter que les mâles ne s’emparassent du pouvoir, on leur estropiait dès l’enfance les bras, les jambes et autres membres qui leur donnaient avantage sur la femme, qui ne se servait d’eux que pour le surplus dont nous usons d’elle. J’eusse émis comme raison de cette supériorité, que le mouvement détraqué d’une boiteuse peut procurer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels que l’on a avec elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en essayent ; mais je viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà élucidé la question et posent que chez une boiteuse, les jambes et les cuisses ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme cela devrait être, il en résulte que les parties génitales placées plus haut sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent plus vigoureuses ; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de l’exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et en sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C’est cette même raison qui faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d’être plus ardentes que les autres femmes, parce que le métier qu’elles font les empêche, elles aussi, de prendre un exercice suffisant. S’il en est ainsi, de tels raisonnements peuvent nous mener loin, et je pourrais ajouter au sujet de ces dernières que le trémoussement continu que leur occasionne leur travail quand elles sont assises, les éveille et les sollicite, comme il arrive aux dames par suite de l’ébranlement et de l’agitation de leurs carrosses.

L’esprit humain admet comme raisons les choses les plus chimériques ; souvent on explique un même effet par des causes opposées. — Ces exemples ne confirment-ils pas ce que je disais au commencement de ce chapitre que la recherche de la cause devance souvent en nous la constatation de l’effet, et cela s’étend tellement loin, que nous arrivons à juger non ce qui est, mais ce qui n’existe même pas ? Outre cette facilité à trouver des interprétations à tout songe quel qu’il soit, notre imagination est encore tout aussi portée à recevoir aisément de fausses impressions sur les plus frivoles apparences. Par la seule autorité de