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écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d’apparence de vérité que ceux des autres « pourvu qu’ils discutent la vraisemblance et n’affirment pas (Cicéron) » ; mais lorsqu’on en vient à traiter des effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur calme ont bien de l’avantage.

Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre contre de prétendus actes surnaturels ? la plupart du temps les accusations portées contre eux sont sans fondement. — Pour en arriver à tuer les gens accusés de sorcellerie, il faut avoir une clarté bien vive et bien nette des griefs qui leur sont inputés ; la vie humaine est une réalité trop incontestable, pour être prise en garantie des faits surnaturels et fantastiques qu’on leur prête. Il n’est pas ici question de ceux qui font emploi de drogues et de poisons, ce sont des homicides de la pire espèce ; et cependant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on, toujours croire à leurs aveux : on en a vu s’accuser parfois d’avoir tué des personnes qu’on retrouvait vivantes et bien portantes. — Quant à ces autres accusations extravagantes qu’on voit se produire contre ces prétendus sorciers, je dirai volontiers que c’est déjà bien assez qu’un homme, si recommandable qu’il soit, soit cru quand ce qu’il dit est naturel ; et que, lorsqu’il s’agit de choses surnaturelles, au-dessus de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l’être, qu’autant qu’il a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu’il a plu à Dieu d’attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être avili en en usant à la légère. J’ai eu les oreilles rebattues de mille contes tels que ceux-ci : « Trois personnes l’ont vu tel jour au levant ; trois autres l’ont vu le lendemain à l’occident ; à telle heure, en tel lieu, il était habillé de telle sorte » ; si bien que j’arriverais à ne pas m’en croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que le fait d’un autre qui, en douze heures de temps, porté par les vents, serait passé d’orient en occident ; il est bien plus naturel que notre entendement soit déplacé, emporté par le tourbillon d’idées de notre esprit détraqué, plutôt que l’un de nous, en chair et en os, ne s’envole sur un balai, le long du tuyau de sa cheminée, parce qu’un esprit étranger s’est emparé de lui ! Ne cherchons pas des illusions venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors que perpétuellement nous sommes agités par d’autres qui nous sont propres et existent en nous. Il me semble qu’on est excusable de ne pas croire un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer et de l’expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l’avis de saint Augustin : « qu’il vaut mieux incliner vers le doute que vers l’assurance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de croire ».

Il est très porté à penser que ces gens ont l’imagination malade et sont fous plutôt que criminels. — Il y a quelques années, je passais sur le territoire d’un prince souverain qui, pour rabattre mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa présence, enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers