Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/546

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bale et scholastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs contradicteurs. Videantur sanè, non affirmentur modo. Mais en la consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’auanlage.À tuer les gens : il faut vne clairté lumineuse et nette. Et est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens, supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les mets hors de mon conte ce sont homicides, et de la pire espece. Toutesfois en cela mesme, on dit qu’il ne faut pas tousiours s’arrester à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par fois s’accuser d’auoir tué des personnes, qu’on trouuoit saines et viuantes. En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers ; que c’est bien assez ; qu’vn homme, quelque recommendation qu’il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa conception, et d’vn effect supernaturel : il en doit estre creu, lors seulement, qu’vne approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce priuilege qu’il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages, ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I’ay les oreilles battues de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en leuant trois le virent lendemain, en occident à telle heure, tel lieu, ainsi vestu : certes ie ne m’en croirois pas moy-mesme. Com— bien trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes mentent que ie ne fay qu’vn homme en douze heures, passe, quant et les vents, d’orient en occident ? Combien plus naturel que nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de notre esprit detraqué ; que cela, qu’vn de nous soit enuolé sur vn balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn esprit estranger ? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incognenes nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable, de mescroire vne merueille, autant au moins qu’on peut en destourner et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l’aduis de S. Augustin : qu’il vaut mieux pancher vers le doute, que vers l’asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.Il y a quelques années, que ie passay par les terres d’vn Prince souuerain lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité, me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre ; et vne vieille