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fance, le compte rendu d’un procès que Corras, conseiller au parlement de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange de deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu. Il me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu’il me parut avoir démontré que l’imposture de celui qu’il déclarait coupable était si étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre entendement et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien hardi l’arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous devrions admettre des arrêts rendus en cette forme : « La cour n’y comprend rien » ; ils témoigneraient encore plus de liberté et de bon sens que les juges de l’Aréopage qui, ayant à prononcer dans une cause qu’ils ne parvenaient pas à approfondir, ordonnèrent que les parties se représenteraient dans cent ans.

De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il n’en faut pas conclure qu’il doive s’en opérer de nouveaux de notre temps. — Les sorcières dans mon pays courent risque de la vie, chaque fois que les dénonce quelqu’un qui vient attester que ce qu’elles ont rêvé s’est réalisé. — Nos livres sacrés, qui reproduisent la parole divine, renferment eux aussi des prédictions semblables (celles-ci certaines et irrécusables) ; pour en faire application aux événements modernes, comme nous n’en distinguons pas les causes et ne savons par quels moyens ils se réaliseront, il faut une autre intelligence que la nôtre, et il n’appartient peut-être qu’à ce seul et omnipotent témoignage de nous éclairer et de nous dire « C’est à celui-ci, à celui-là, et non à tel autre que ceci s’applique. » Dieu doit assurément être cru ; mais non le premier venu qui s’étonne de son propre récit (et nécessairement il s’en étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu’il parle de faits imputés à autrui, soit qu’il s’accuse lui-même.

Montaigne n’admet pas qu’on maltraite personne parce qu’il a des opinions contraires aux nôtres. — Je suis lourd d’esprit et m’en tiens un peu à ce qui a corps et est vraisemblable, évitant sur ce point le défaut déjà signalé par les anciens : « Les hommes sont portés à ajouter foi à ce qu’ils ne comprennent pas ; — l’esprit humain est disposé à croire plus aisément ce qui est obscur (Tacite). » Je vois bien qu’on se courrouce et qu’on m’interdit le doute sous peine des pires injures, c’est là un nouveau procédé de persuasion. Mais, Dieu merci, ce n’est pas à coups de poing qu’on peut imprimer une direction à ma manière de voir. J’admets que ceux auxquels on vient à reprocher qu’une opinion qu’ils émettent est entachée de fausseté se révoltent contre une semblable appréciation ; pour moi, quand je ne partage pas une opinion, je me borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme tout le monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes, mais sur un ton qui n’a rien d’impérieux. Celui qui pour prouver ce qu’il soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui la raison ne tient pas grande place. Tant qu’il ne s’agit que d’une simple discussion sur les mots, telle qu’il s’en produit dans les