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pouvons prévoir quels développements ils auraient pris si, arrivés à maturité, ils eussent vécu ; car il ne faut que trouver le bout du fil, on en dévide alors autant qu’on veut. Il y a en effet beaucoup plus loin de rien à la plus petite chose du monde, que de cette petite chose à la plus grande. Or les premiers qui sont mêlés aux commencements d’une chose extraordinaire, s’apercevant, par l’incrédulité qu’ils rencontrent lorsqu’ils se mettent à conter leur histoire, où git la difficulté de persuader, vont étayant ce point faible de quelque preuve fausse, d’autant, qu’en outre de ce que « les hommes ont tendance à donner cours à des bruits incertains (Tite Live) », nous nous faisons naturellement conscience de rendre avec usure ce qu’on nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre cru. L’erreur que nous commettons personnellement, donne d’abord naissance à celle qui se propage dans le public ; et celle-ci, à son tour, confirme l’erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme, allant s’affermissant par son passage de main en main, si bien que chaque témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la nouvelle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que le premier. C’est une progression naturelle : quiconque croit quelque chose, estime que c’est faire œuvre de charité que de convaincre quelque autre ; et, pour ce faire, il ne craint pas d’ajouter de sa propre invention, à ce qu’il raconte, autant qu’il juge nécessaire pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu’il croit exister chez autrui. — Moi-même, qui me fais un scrupule excessif de mentir et qui ne me soucie guère d’imposer ce que je dis, ou qu’on y croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une question, si je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire, soit par la chaleur même de ma narration, en dehors de ce que j’ai à en dire je grossis, j’enfle le sujet par mon ton de voix, mes gestes, l’accent et la force de mes expressions, et même par les amplifications et extensions que je me permets non sans dommage pour la vérité initiale. Je ne le fais cependant qu’avec cette restriction que, dès que quelqu’un me rappelle à moi-même et me demande la vérité dans toute sa nudité et sa crudité, c’en est fait aussitôt de toute exagération, je la lui donne sans emphase ni commentaires. Un langage vif et bruyant, comme d’ordinaire est le mien, se laisse volontiers aller à l’hyperbole. — Il n’est rien à quoi les hommes soient plus généralement disposés qu’à chercher à propager leurs opinions ; quand, à cet effet, les moyens habituels nous font défaut, nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. C’est un malheur d’en être arrivé à ce que la meilleure preuve de la vérité d’une chose, soit la multitude des gens qui y croient, alors que cette foule comprend tant de fous et si peu de sages, « comme s’il n’y avait rien de plus commun que de ne pas avoir de bon sens (Cicéron). Belle autorité pour la sagesse, qu’une multitude de fous (S. Augustin) ». Il est difficile de se former un jugement ferme, qui soit à l’encontre d’opinions généralement admises. Ce sont les simples d’esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient tout d’a-