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mené Hippolyte de la mort à la vie : « Jupiter, indigné qu’un mortel eût été rappelé de la nuit infernale à la lumière du jour, frappa de la foudre le fils d’Apollon, l’inventeur de cet art audacieux, et le précipita dans le Styx (Virgile) », pourquoi ses successeurs, qui font passer tant d’àmes de vie à trépas, seraient-ils indemnes ? L’un d’eux vantait à Nicoclès l’autorité considérable à laquelle son art était parvenu : « C’est bien mon sentiment, dlt Nicoclès, puisqu’il peut tuer tant de gens impunément. »

Le mystère sied à la médecine ; le charlatanisme que les médecins apportent dans la confection de leurs ordonnances, leur attitude compassée auprès des malades, en imposent ; ils devraient aussi ne jamais discuter qu’à huis clos et se garder de traiter à plusieurs un même malade. — Si j’avais été admis à donner mon avis, j’aurais voulu pour eux des traditions où la divinité et le mystère eussent eu plus de part ; ils avaient bien commencé, mais ils n’ont pas poursuivi. C’était un bon point de départ que d’avoir fait émaner leur science des dieux et des démons, d’avoir pris un langage à part, une écriture à part, quoi qu’en pense la philosophie qui estime que c’est folie de vouloir donner en termes inintelligibles des conseils à un homme qui a à en faire son profit : « Comme si, pour conseiller à un malade d’avaler un escargot, un médecin lui ordonnait de prendre un enfant de la terre, marchant dans l’herbe, dépourvu de sang et portant sa maison sur son dos (Cicéron). » — C’était une bonne règle pour leur art, qu’on retrouve du reste dans tous les arts *fantastiques qui ne sont pas sérieux et qui ont pour base le surnaturel, que celle qui pose que la foi du patient, par l’espérance et l’assurance qu’elle engendre en lui, doit seconder l’action du médecin et en faciliter l’effet ; cette règle, chez eux, va jusqu’à établir que le praticien le plus ignorant, le plus grossier, si l’on a confiance en lui, est préférable au plus expérimenté, si celui-ci est inconnu. — Le choix même de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de sacré : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré de dessous l’aile droite d’un pigeon blanc, et, pour nous autres, atteints de coliques néphrétiques (est-ce assez abuser de nos misères), des crottes de rat pulvérisées et telles autres prescriptions bizarres qui tiennent plus des enchantements de la magie que d’une science sérieuse. Je laisse de côté ces autres singularités que les pilules sont à prendre en nombre impair ; qu’il faut, pour les prendre, faire choix de certains jours et fêtes de l’année ; que les herbes entrant dans leurs ingrédients sont à cueillir à des heures déterminées ; enfin l’air rébarbatif et réfléchi, dont se moque Pline lui-même, qu’ils apportent dans leur attitude et leur contenance. Seulement, avec de si beaux débuts, ils ont, dirais-je, commis la faute de ne pas avoir ajouté que leurs assemblées et leurs consultations auraient un caractère religieux et seraient secrètes ; qu’aucun profane n’y aurait accès, pas plus que lorsqu’on célèbre les mystères du culte d’Es-