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peut et même un peu plus ; car il est non seulement honorable, mais quelquefois aussi avantageux de se relâcher un peu de ses droits (Cicéron). » Si nous étions vraiment sages, nous devrions nous réjouir et nous vanter d’un procès perdu, comme un jour j’ai entendu le faire un enfant de grande maison, qui faisait fête à chacun de ce que sa mère venait d’en perdre un, comme si c’eût été sa toux, sa fièvre, ou toute autre chose de désagréable avec quoi elle fût aux prises. Les faveurs mêmes que je tenais de la fortune, telles que parentés, alliances et relations avec ceux qui peuvent tout en la matière, je me suis toujours fait un rigoureux cas de conscience de ne pas les employer contre les intérêts d’autrui, pour obtenir que mon droit l’emporte par d’autres considérations que la justice de ma cause. Enfin, j’ai si bien employé mon temps (et suis heureux de pouvoir le dire) que je suis encore vierge de procès, quoique plusieurs fois j’eusse été très fondé à en entreprendre s’il m’avait convenu d’y recourir ; de même aussi je suis vierge de querelles. Me voici bientôt arrivé au terme d’une longue existence, sans avoir jamais fait ou subi de grosses offenses et sans jamais avoir vu accolé à mon nom une épithète malsonnante ; c’est là une grâce du ciel bien rare !

Les plus grands troubles ont le plus souvent des causes futiles. Dans toute affaire il faut réfléchir avant d’agir et, une fois lancé, persévérer, dût-on périr à la peine. — Les plus grands troubles qui agitent les sociétés humaines proviennent de causes ridicules. Quel effondrement que celui du dernier de nos ducs de Bourgogne, causé par un différend amené par une charretée de peaux de mouton ! L’exergue gravée sur un cachet ne fut-elle pas la cause première et principale du plus horrible écroulement dont la République romaine ait jamais eu à souffrir ? car Pompée et César ne sont que les rejetons et les héritiers de la querelle de Marius et de Sylla. De mon temps, combien de fois n’ai-je pas vu les plus sages têtes du royaume assemblées en grande cérémonie et à grands frais pour le trésor public, afin de conclure des traités et des accords dont les clauses étaient cependant décidées en réalité et en toute souveraineté dans les boudoirs des dames, suivant le caprice de quelque femme sans consistance. C’est ce que les poètes avaient bien saisi et qu’ils ont rendu en mettant, pour une pomme, la Grèce et l’Asie à feu et à sang. Enquérez-vous des motifs pour lesquels cet individu va jouer son honneur et sa vie avec son épée et son poignard ; qu’il vous dise la circonstance qui a amené ce débat : il ne pourra le faire sans rougir, tant elle est vaine et frivole.

Au début, il suffit d’être un peu avisé pour éviter une affaire ; mais, une fois qu’on y est embarqué, les tiraillements se produisent de toutes parts et il faut, pour s’en bien tirer, être approvisionné de nombreux moyens d’action de bien autre importance et bien autrement difficiles. Combien il est plus aisé de n’y pas entrer que. d’en sortir ! Il faut en pareille occurrence se comporter au rebours