Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/514

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vinst à me forcer en fin, et captiuer du tout à sa mercy. I’en vse de mesme à toutes autres occasions, où ma volonté se prend auec trop d’appetit. Ie me panche à l’opposite de son inclination, comme ie la voy se plonger, et enyurer de son vin. Ie fuis à nourrir son plaisir si auant, que ie ne l’en puisse plus r’auoir, sans perte sanglante. Les ames qui par stupidité ne voyent les choses qu’à demy, iouissent de cet heur, que les nuisibles les blessent moins. C’est vne ladrerie spirituelle, qui a quelque air de santé ; et telle santé, que la philosophie ne mesprise pas du tout. Mais pourtant, ce n’est pas raison de la nommer sagesse : ce que nous faisons souuent. Et de cette maniere se moqua quelqu’vn anciennement de Diogenes, qui alloit embrassant en plein hyuer tout nud, vne image de neige pour l’essay de sa patience. Celuy-là le rencontrant en cette desmarche : As tu grand froid à cette heure, luy dit-il ? Du tout point, respond Diogenes. Or suiuit l’autre : Que penses-tu done faire de difficile, et d’exemplaire à te tenir là ? Pour mesurer la constance, il faut necessairement sçauoir la souffrance.Mais les ames qui auront à voir les euenemens contraires, et les iniures de la Fortune, en leur profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster, selon leur aigreur naturelle, et leur charge, qu’elles emploient leur art, à se garder d’en enfiler les causes, et en destournent les aduenues. Que fit le Roy Cotys ? il paya liberalement la belle et riche vaisselle qu’on lui auoit presentée mais parce qu’elle estoit singulierement fragile, il la cassa incontinent luy-mesme ; pour s’oster de bonne heure vne si aisée matiere de courroux contre ses seruiteurs. Pareillement, i’ay volontiers euité de n’auoir mes affaires confus : ct n’ay cherché, que mes biens fussent contigus à mes proches : et ceux à qui l’ay à me ioindre d’vne estroitte amitié : d’où naissent ordinairement matieres d’alienation et dissociation. l’aymois autresfois les ieux hazardeux des cartes et detz ; ie m’en suis deffaict, il y a long temps pour cela seulement, que quelque bonne mine que ie fisse en ma perte, ie ne laissois pas d’en auoir au dedans de la picqueure. Vn homme d’honneur, qui doit sentir vn desmenti, et vne offence iusques au cœur, qui n’est pour prendre vne mauuaise excuse en payement et consolation, qu’il euite le progrez des altercations contentieuses. Ie fuis les complexions tristes, et les hommes hargneux, comme les empestez. Et aux propos que ie ne puis traicter sans interest, et sans emotion, ie ne m’y mesle, si le deuoir ne my force. Melius non incipient, quam desinent. La plus seure façon