Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/512

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soit aueugle ou hebeté : que nostre persuasion et ingement, serue non à la verité, mais au proiect de nostre desir. Ie faudroy plustost vers l’autre extremité : tant ie crains, que mon desir me suborne. Joint, que ie me deffie vn peu tendrement, des choses que ie souhaitte.I’ay veu de mon temps, merueilles en l’indiscrette et prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la creance et l’esperance, où il a pleu et seruy à leurs chefs : par dessus cent mescomtes, les vns sur les autres : par dessus les fantosmes, et les songes. Ie ne m’estonne plus de ceux, que les singeries d’Apollonius et de Mahumed embufflerent. Leur sens et entendement, est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur cause. l’anoy remarqué souuerainement cela, au premier de noz partis fiebureux. Cet autre, qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte. Par où ie m’aduise, que c’est vne qualité inseparable des erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent, suiuant le vent, comme les flotz. On n’est pas du corps, si on s’en peut desdire : si on ne vague le train commun. Mais certes on faict tort aux partis iustes, quand on les veut secourir de fourbes. I’y ay tousiours contredict. Ce moyen ne porte qu’enuers les testes malades. Enuers les saines, il y a des voyes plus seures, et non seulement plus honnestes, à maintenir les courages, et excuser les accidents contraires.Le ciel n’a point veu vn si poisant desaccord, que celuy de Cæsar, et de Pompeius ; ny ne verra pour l’aduenir. Toutesfois il me semble recognoistre en ces belles ames, vne grande moderation de l’vn enuers l’autre. C’estoit vne ialousie d’honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à hayne furieuse et indiscrette ; sans malignité et sans detraction. En leurs, plus aigres exploicts, ie descouure quelque demeurant de respect, et de bien-vueillance. Et iuge ainsi ; que s’il leur eust esté possible, chacun d’eux eust desiré de faire son affaire sans la ruyne de son compagnon, plustost qu’auce sa ruyne. Combien autrement il en va de Marius, et de Sylla : prenez y garde.Il ne faut pas se precipiler si esperduement apres nos affections, et interestz. Comme estant jeune, ie m’opposois au progrez de l’amour, que ie sentoy trop auancer sur moy ; et m’estudiois qu’il ne me fust si aggreable, qu’il