Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/511

Cette page n’a pas encore été corrigée

ceux dont j’ai embrassé le parti, sont à blâmer. On est porté à adorer tout ce que font les siens ; moi, je n’excuse même pas la plupart de ce qui se fait du côté où je suis ; un bon ouvrage ne perd pas de son mérite, parce qu’il est écrit contre moi ; hors le nœud du débat, car je suis et demeure catholique, je me maintiens dans une modération et une indifférence absolues, « hors les nécessités de la guerre, je ne veux aucun mal à l’ennemi » ; ce dont je me félicite d’autant plus, que je vois communément donner dans le défaut contraire : [1] « Que celui-là s’abandonne à la passion, qui ne peut suivre la raison (Cicéron). » Ceux qui étendent leur colère et leur haine au delà des affaires qui les motivent, comme font la plupart des gens, montrent que l’origine en est ailleurs et provient d’une cause personnelle, de même que lorsque la fièvre persiste chez quelqu’un après qu’il est guéri d’un ulcère, c’est un indice qu’elle dérive d’une autre cause que nous ne saisissons pas. Eux n’en veulent pas à la cause contre laquelle chacun s’arme parce qu’elle blesse l’intérêt général et celui de l’état, ils lui en veulent uniquement de ce qu’elle les atteint dans leurs intérêts privés ; et voilà pourquoi ils y apportent une animosité personnelle qui dépasse ce que comportent la justice et la raison telles qu’elles se comprennent généralement : « Ils ne s’accordaient pas tous à blåmer toutes choses, mais chacun d’eux censurait ce qui l’intéressait personnellement (Tite-Live). » Je veux que l’avantage nous reste, mais je ne me mets pas hors de moi s’il en est autrement. Je m’attache sincèrement au parti que je crois le meilleur, mais je ne m’affecte pas de me faire particulièrement remarquer comme ennemi des autres, et n’outrepasse pas ce que, d’une façon générale, commande la raison. Je blâme très vertement des propos de cette sorte : « Il est de la Ligue, car c’est un admirateur de la bonne grâce de M. Ie duc de Guise. — Il s’émerveille de l’activité du roi de Navarre, donc c’est un huguenot. — Il trouve à redire aux mœurs du roi, au fond du cœur c’est un séditieux. » Je ne concède même pas à un magistrat qu’il ait raison de condamner un livre, parce qu’il s’y trouve indiqué qu’un hérétique est l’un des meilleurs poètes de ce siècle. Se peut-il que nous n’osions dire d’un voleur qu’il a une belle jambe ; et est-il obligatoire qu’une fille publique sente mauvais ? Dans les siècles où régnait plus de sagesse, a-t-on révoqué ce superbe titre de Capitolinus, décerné tout d’abord à Marcus Manlius pour avoir sauvé la religion et la liberté publique ? Etouffa-t-on le souvenir de sa libéralité, de ses faits d’armes, des récompenses militaires accordées à son courage, lorsque plus tard, mettant en péril les lois de son pays, il aspira à la royauté ? De ce qu’on prend en haine un avocat, s’ensuit-il que le lendemain il cesse d’être éloquent ? J’ai parlé ailleurs du zèle qui fait tomber les gens de bien dans de semblables fautes ; pour moi, je sais fort bien dire « En cela, il se conduit en malhonnête homme, et, en ceci, fait acte de vertu. » On voudrait que lorsque des pronostics ou des événements fâcheux viennent à se produire, chacun, suivant le parti -

  1. *