Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/507

Cette page n’a pas encore été corrigée

après dîner. Je n’ai que faire de biens dont je n’ai pas emploi ; à quoi sert la science à qui n’a plus de tête ? La fortune nous offense et nous joue un mauvais tour, en nous offrant des présents, dont nous sommes à juste titre dépités de ce qu’ils nous ont manqué au bon moment. Je n’ai plus besoin de guide, quand je ne puis plus marcher. De toutes les qualités dont nous pouvons être doués, la patience me suffit maintenant. À quoi bon une voix magnifique à un chantre qui a les poumons perdus, et l’éloquence à un ermite relégué au fond des déserts de l’Arabie. Il n’y a pas besoin de s’ingénier à faire une fin ; en chaque chose, elle survient d’elle-même. Mon monde à moi est fini ; les gens de mon espèce disparaissent ; j’appartiens tout entier au passé ; je ne puis faire autrement que d’approuver cet état de choses et d’y conformer mes derniers jours. — J’en donnerai un exemple : Cette innovation qui a supprimé dix jours d’une année, introduite par le pape, est survenue alors que j’étais déjà si près de ma fin, que je ne puis m’y faire ; je suis d’une époque où les années se supputaient autrement. Un si long et si antique usage me revendique et j’y demeure attaché ; incapable d’accepter des nouveautés, même quand elles constituent des rectifications, je suis dans l’obligation d’être en cela quelque peu hérétique. Mon imagination, malgré tous mes efforts, fait que je me trouve toujours de dix jours en avance ou de dix jours en retard ; elle ne cesse de me murmurer à l’oreille : « Cette modification ne regarde que ceux dont l’existence ne touche pas à son terme. » — Même la santé, chose pourtant si douce, si, par intervalles, je viens à la retrouver, j’en éprouve plus de regret que de jouissance je n’ai plus comment en profiter. Le temps m’abandonne, et, sans lui, nous ne possédons rien. Oh ! que j’attache donc peu de prix à ces grandes dignités conférées à l’élection, qui ne s’attribuent qu’à des gens prêts à quitter ce monde et dont, quand on les a, on ne s’inquiète pas tant de quelle façon on pourra les exercer, que du peu de temps durant lequel on les détiendra ; dès l’entrée en fonctions, on songe au moment où il faudra les quitter. En résumé, je touche à ma fin et ne suis point en voie de me refaire. Par suite d’un long usage, mon état actuel est devenu partie intégrante de moi-même ; ce que la fortune m’a fait, constitue ma nature.

Je dis done que, disposés à la faiblesse comme nous le sommes, chacun de nous est excusable de considérer comme lui revenant, tout ce qui est dans la mesure de notre état accoutumé ; mais aller au delà, c’est tomber dans la confusion : c’est là la plus large conression que nous puissions faire à nos droits. Plus nous augmentons nos besoins et ce que nous possédons, plus nous nous exposons aux coups de la fortune et de l’adversité. L’étendue de nos désirs doit être circonscrite et restreinte de manière à ne comprendre que les commodités les plus proches de nous, celles qui nous sont contigues, et cette zone ne pas se prolonger indéfiniment en ligne droite, mais se replier en courbe, dont les extrémités se rejoignent en ne s’écartant de nous que le moins possible.