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n’ay que faire du bien, duquel ie ne puis rien faire. À quoy la science, à qui n’a plus de teste ? C’est iniure et deffaueur de Fortune, de nous offrir des presents, qui nous remplissent d’vn iuste despit de nous auoir failly en leur saison. Ne me guidez plus : ie ne puis plus aller. De tant de membres, qu’a la suffisance, la patience nous suffit. Donnez la capacité d’vn excellent dessus, au chantre qui a les poulmons pourris ! Et d’eloquence à l’eremite relegué aux deserts d’Arabie. Il ne faut point d’art, à la cheute. La fin se trouue de soy, au bout de chasque besongne. Mon monde est failly, ma forme expirée. Ie suis tout du passé. Et suis tenu de l’authorizer et d’y conformer mon issue. Ie veux dire cecy par maniere d’exemple. Que l’eclipsement nouueau des dix iours du Pape, m’ont prins si bas, que ie ne m’en puis bonnement accoustrer. Ie suis des années, ausquelles nous comtions autrement. Vn si ancien et long vsage, me vendique et rappelle à soy. Ie suis contraint d’estre vn peu heretique par là. Incapable de nouuelleté, mesme correctiue. Mon imagination en despit de mes dents se iette tousiours dix iours plus auant, ou plus arriere : et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche ceux, qui ont à estre. Si la santé mesme, si succrée vient à me retrouuer par boutades, c’est pour me donner regret plustost que possession de soy. Ie n’ay plus où la retirer. Le temps me laisse. Sans luy rien ne se possede. Ô que ie feroy peu d’estat de ces grandes dignitez electiues, que ie voy au monde, qui ne se donnent qu’aux hommes prests à partir : ausquelles on ne regarde pas tant, combien deuëment on les exercera, que combien peu longuement on les exercera dés l’entrée on vise à l’issue. Somme : me voicy apres d’acheuer cet homme, non d’en refaire vn autre. Par long vsage, cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature.Ie dis donc, que chacun d’entre nous foiblets, est excusable d’estimer sien, ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aussi au delà de ces limites, ce n’est plus que confusion. C’est la plus large estandue que nous puissions octroyer à noz droicts. Plus nous amplifions nostre besoing et possession, d’autant plus nous engageons nous aux coups de la Fortune, et des aduersitez. La carriere de noz desirs doit estre circonscripte, et restraincte, à vn court limite, des commoditez les plus proches et contigues. Et doit en outre, leur course, se manier, non en ligne droicte, qui face bout ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent en nous, par vn brief contour. Les actions qui se conduisent