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est peu de chose. — La philosophie veut que nous bannissions la colère quand nous punissons ceux qui nous ont offensés ; non pour que notre vengeance soit moindre, mais pour qu’au contraire elle n’en porte que mieux et frappe davantage, ce à quoi, lui semble-t-il, la violence met obstacle. Non seulement la colère nous trouble mais, par elle-même, elle lasse le bras qui chàlie ; c’est un feu qui nous étourdit et épuise notre force, comme dans la précipitation où la hâte se donne à elle-même un croc-en-jambe qui l’entrave et l’arrête : « Trop se hâter est une cause de retard ; la précipitation retarde plus qu’elle n’avance (Quinte Curce). » Comme exemple de ce que nous en voyons journellement, l’avarice n’a pas de plus grand empêchement qu’elle-même ; plus elle est rapace et intransigeante, moins elle rapporte ; d’ordinaire, elle attire à elle plus rapidement le bien d’autrui, quand elle agit sous le masque de la libéralité.

Supériorité d’un prince qui savait se mettre au-dessus des accidents de la fortune. Même au jeu, il faut être modéré ; nous le serions plus, si nous savions combien peu nous est nécessaire. — Un gentilhomme de mes amis, très honnête homme, faillit compromettre sa raison pour avoir pris trop à cœur les affaires d’un prince son maître et y avoir apporté une attention trop passionnée. Ce prince s’est lui-même peint ainsi qu’il suit : « Tout comme un autre, il ressent le poids des accidents ; pour ceux auxquels il n’y a pas de remède, il se résout immédiatement à en supporter les conséquences ; pour les autres, après avoir ordonné les précautions nécessaires pour y parer, ce que, grâce à la vivacité de son esprit, il peut faire promptement, il attend avec calme ce qui peut s’ensuivre. » De fait, je l’ai vu à l’œuvre, conservant une grande indifférence, toute sa liberté d’action et la plus complète impassibilité dans des situations de très haute importance et bien difficiles ; je le tiens pour plus grand et plus capable dans la mauvaise fortune que dans la bonne ; ses défaites sont plus glorieuses que ses victoires, ses insuccès que ses triomphes.

Même dans ce qui est vain et frivole, comme au jeu d’échecs, de paume et autres, apporter de l’àpreté et de l’ardeur au service d’un violent désir de l’emporter, fait qu’aussitôt notre esprit et nos membres ne se dirigent plus et que leurs mouvements deviennent désordonnés ; on s’éblouit, on s’embarrasse soi-même. Celui qui envisage avec plus de modération le gain et la perte, est toujours maître de lui ; moins on se pique, moins on se passionne au jeu, plus on le conduit avantageusement et plus on augmente ses chances.

Nous empêchons l’âme de prendre et de conserver, quand nous lui donnons trop à saisir ; pour certaines choses il suffit de les lui présenter, pour d’autres de les lui attacher, d’autres sont à lui incorporer. Elle peut tout voir et sentir, mais ce n’est que d’elle-même qu’elle doit se sustenter ; et, pour cela, il faut qu’elle ait été instruite de ce qui l’intéresse particulièrement, lui convient et qu’elle peut s’assimiler. Les lois de la nature nous donnent justement cet en-