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cela que nous sommes sur terre. Celui qui oublierait de vivre honnêtement, saintement, et croirait être quitte de son devoir en exhortant et disposant les autres à vivre ainsi, serait un sot ; de même celui qui, pour son propre compte, néglige de vivre convenablement et gaîment, se sacrifiant pour faire qu’autrui vive de la sorte, prend à mon gré un parti mauvais et qui n’est pas dans l’ordre de la nature.

Il faut se dévouer aux charges que l’on occupe, mais il ne faut ni qu’elles nous absorbent ni qu’elles nous passionnent, ce qui nous conduirait à manquer de prudence et d’équité. — Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on accepte son attention, ses pas et démarches, son don de parole, sa fatigue, au besoin même son sang : « tout prêt moi-même à mourir pour mes amis et ma patrie (Horace) » ; seulement ce ne doit être qu’un prêt momentané et accidentel, l’esprit demeurant toujours au repos et en santé, n’être pas inactif, mais n’agir ni malgré lui ni entraîné par la passion. Agir simplement lui coûte si peu, qu’il agit même en dormant, aussi faut-il ne le mettre en branle qu’avec discrétion ; car lorsque le corps que l’on charge, semble pas en être surchargé, l’esprit s’imagine qu’il peut plus encore et, n’écoutant que lui-même, donne parfois à ses exigences une extension et une augmentation souvent préjudiciables. Une même chose demande parfois des efforts physiques différents et une force de volonté qui n’est pas toujours la même, l’un va fort bien sans l’autre. Combien de gens se hasardent tous les jours dans des guerres qui leur sont indifférentes, et affrontent le danger dans des batailles dont la perte, s’ils viennent à être battus, ne troublera pas leur sommeil durant la nuit qui vient ; tel autre, au contraire, demeuré chez lui à l’abri de dangers auxquels il n’ose même pas penser, est plus passionné pour l’issue de cette guerre, et en a l’àme plus obsédée que le soldat qui y expose son sang et sa vie. Je ne suis guère disposé à me mêler des affaires publiques s’il doit m’en coûter si peu que ce soit, ni à me donner aux autres en m’arrachant à moi-même. — Apporter de l’âpreté et de la violence pour obtenir la réalisation de ses désirs, nuit plus que cela ne sert au résultat que l’on poursuit ; nous devenons impatients si les événements sont contraires ou se font attendre ; nous sommes aigris et le soupçon nous gagne contre ceux avec lesquels nous sommes en affaire. Nous ne conduisons jamais bien une chose qui nous possède et nous mène : « la passion est un mauvais guide (Stace) ». Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, agit avec plus d’à propos : il dissimule, cède, diffère à son aise, selon que les circonstances le comportent ; s’il échoue, c’est sans en éprouver ni tourment ni affliction ; il est tout prêt à renouveler sa tentative, il marche toujours maître de lui. Chez celui qu’enivre la violence et qui veut quand même, la nécessité l’amène à commettre beaucoup d’imprudences et d’injustices ; l’impétuosité de son désir l’emporte, il devient téméraire ; et si la fortune ne lui vient beaucoup en aide, ce qu’il obtient