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est ce pourquoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et saintement viure ; et penseroit estre quitte de son deuoir, en y acheminant et dressant les autres ; ce serait vn sot. Tout de mesme, qui abandonne en son propre, le sainement et gayement viure, pour en seruir autruy, prent à mon grè vn mauuais et desnaturé party.Ie ne veux pas, qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention, les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing :

Non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.

Mais c’est par emprunt et accidentalement ; l’esprit se tenant tousiours en repos et en santé : non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L’agir simplement, luy couste si peu, qu’en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, auec discretion. Car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, iustement selon qu’elles sont : l’esprit les estend et les appesantit souuent à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble. On faict pareilles choses auec diuers efforts, et differente contention de volonté. L’vn va bien sans l’autre. Car combien de gens se hazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault : et se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur troublera pas le voisin sommeil ? Tel en sa maison, hors de ce danger, qu’il n’oseroit auoir regardé, est plus passionné de l’yssue de cette guerre, et en a l’ame plus trauaillée, que n’a le soldat qui y employe son sang et sa vie. l’ay peu me mesler des charges publiques, sans me despartir de moy, de la largeur d’vne ongle, et me donner à autruy sans m’oster à moy. Cette. aspreté et violence de desirs, empesche plus, qu’elle ne sert à la conduitte de ce qu’on entreprend. Nous remplit d’impatience enuers les euenemens, ou contraires, ou tardifs : et d’aigreur et de soupçon enuers ceux, auec qui nous negotions. Nous ne conduisons iamais bien la chose de la— quelle nous sommes possedez et conduicts.

Malè cuncta ministrat
Impetus.

Celuy qui n’y employe que son iugement, et son addresse, il y procede plus gayement : il feint, il ploye, il differe tout à son aise, selon le besoing des occasions : il faut d’atteinte, sans tourment, et sans affliction, prest et entier pour vne nouuelle entreprise : il marche tousiours la bride à la main. En celuy qui est envuré de cette intention violente et tyrannique, on voit par necessité beaucoup d’imprudence et d’iniustice. L’impetuosité de son desir l’emporte. Ce sont mouvements temeraires, et, si Fortune n’y preste beau-