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les autres, je ne me les approprie pas ; et, en cela, je ne suis pas sans excuse.

On enseigne que nous devons nous oublier et ne travailler qu’au bien d’autrui ; est-ce raisonnable ? Le vrai sage qui sait bien ce qu’il se doit, trouve par là même ce qu’il doit aux autres. — Mon père avait ouï dire qu’il faut s’oublier pour son prochain ; que l’intérêt particulier n’est pas à prendre en considération, quand l’intérêt général est en jeu. — La plupart des règles et des préceptes de ce monde abondent dans ce sens, tendant à nous pousser hors de nous-mêmes et à y substituer ce qui importe au service de la société. Cela est vraiment bien imaginé de nous détourner et de nous distraire ainsi de ce qui nous intéresse directement, par crainte que nous y trouvant déjà naturellement portés, nous n’y tenions trop ; rien n’a été épargné pour en arriver là. Ce n’est du reste pas une nouveauté ; les sages ne prêchent-ils pas de n’avoir de considération pour les choses qu’en raison de leur utilité, et non d’après ce qu’elles sont ? La vérité nous est souvent une cause d’empêchements, d’incompatibilités ; nous devons fréquemment tromper, pour ne pas nous tromper ; il nous faut fermer les yeux, imposer silence à notre jugement, pour redresser et corriger les conclusions résultant de ces difficultés qu’elle nous crée : « Ce sont des ignorants qui jugent, et il faut souvent les tromper pour les empêcher de tomber dans l’erreur (Quintilien). » Nous ordonner de faire passer avant nous dans notre affection, trois, quatre, cinquante catégories de choses, c’est faire comme les archers qui, pour atteindre le but, visent beaucoup plus haut ; pour redresser une baguette infléchie, il faut la courber en sens inverse.

J’estime que dans le culte de Pallas, il y avait, comme nous le voyons dans toutes les religions des mystères apparents destinés à être divulgués au public et d’autres plus secrets et d’ordre plus élevé, auxquels n’étaient initiés que les adeptes. Il est vraisemblable que dans ces derniers, était compris le degré exact d’amitié que chacun se doit à lui-même ; non cette amitié de mauvais aloi qui nous fait rechercher d’une façon immodérée la gloire, la science, la richesse, etc., et les mettre au premier rang de notre affection comme parties intégrantes de notre être, ni cette amitié sans consistance et indiscrète comme celle que porte le lierre aux parois auxquelles il s’attache, qu’il pourrit et qu’il ruine ; mais une amitié saine et réglée, non moins utile qu’agréable. Qui en connaît les devoirs et les exerce, est véritablement inspiré des Muses ; il atteint au sommet de la sagesse humaine et du bonheur ; sachant exactement ce qu’il se doit, il trouve que le rôle qui lui est dévolu comporte d’utiliser pour lui-même le concours des autres hommes et du monde et que, pour cela, il lui faut contribuer aux devoirs et aux charges de la société dont il fait partic. Celui qui ne vit en rien pour autrui, ne vit guère non plus pour lui-même : « L’ami de soi-même est aussi, sachez-le, l’ami des autres (Sénèque). » La principale charge que nous ayons, c’est de nous conduire ; c’est pour