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sité. Il y a en ce monde tant de mauvais pas, que, même dans les cas présentant le plus de sécurité, il faut poser le pied légèrement et superficiellement, glisser et ne pas appuyer ; la volupté elle-même est douloureuse quand on va trop à fond : « Tu marches sur un feu couvert de cendres perfides (Horace). »

Élu maire de Bordeaux, Montaigne n’accepte cette charge qu’à son corps défendant ; portrait qu’il fit de lui à Messieurs de Bordeaux. — Messieurs de Bordeaux m’élurent maire de leur ville, alors que j’étais éloigné de France, et plus éloigné encore de penser que cela pouvait arriver. Je m’en excusai, mais on me démontra que je ne pouvais refuser, à quoi vint s’ajouter un ordre du roi d’accepter. — C’est une charge qui est d’autant plus belle qu’elle n’est ni rétribuée, ni de nature à procurer de bénéfice autre que l’honneur résultant de la façon dont on s’en acquitte. Sa durée est de deux ans, mais elle peut être continuée si on est élu à nouveau, ce qui arrive très rarement : je l’ai été ; cela ne s’était produit auparavant que deux fois, il y avait quelques années pour M. de Lansac, et récemment pour M. de Biron, maréchal de France, auquel je succédais ; j’ai été remplacé par M. de Matignon, qui était aussi maréchal de France, « l’un et l’autre habiles administrateurs et braves guerriers (Virgile) » ; je suis fier de m’être trouvé en si noble compagnie. La fortune a largement participé à cet événement et son intervention n’a pas été vaine ; mon cas, en effet, a été celui d’Alexandre qui, ayant reçu d’abord avec dédain les ambassadeurs de Corinthe venus pour lui offrir le droit de bourgeoisie de leur ville, accepta ensuite en les remerciant de bonne grace, quand ils lui eurent appris que Bacchus et Hercule figuraient au nombre de ceux auxquels ce titre avait été concédé.

Dès mon arrivée, je me fis connaître exactement et consciencieusement tel que je me sens être sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans énergie, mais aussi sans haine, sans ambition, sans violence, de telle sorte qu’on fût informé et instruit de ce que l’on avait à attendre de moi. Comme je devais mon élection uniquement à ce que l’on avait connu mon père et que c’était pour honorer sa mémoire, j’ajoutai très nettement que je serais fort désolé si une chose, quelle qu’elle fût, venait à occuper ma volonté au même degré que les affaires de la ville avaient jadis accaparé la sienne quand il en avait la gestion, alors qu’il était investi de ces mêmes fonctions auxquelles je venais d’être appelé. Je me souvenais l’avoir vu dans sa vieillesse, alors que j’étais enfant, l’âme cruellement agitée par les tracasseries que lui causaient les affaires publiques, oubliant et le calme dont il jouissait chez lui où les fatigues de l’âge l’avaient longtemps retenu avant ce moment, et son ménage et sa santé ; ne comptant en vérité pour rien la vie, qu’il avait failli y perdre, par suite des longs et pénibles voyages auxquels ces intérêts l’obligeaient. Il était ainsi ; ce tempérament était un effet de la grande bonté de sa nature ; jamais il n’y eut d’âme plus charitable et dévouée au peuple. Ces dispositions que je loue chez