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aux choses présentes, nous ne nous y attachons que par un effet de notre imagination. Reconnaissant mon inutilité en ce siècle, je me rejette sur cet autre, et j’en suis si aveuglément séduit, que ce qui touche cette vieille Rome, à l’époque où elle était libre, juste et florissante (car je n’en aime ni les débuts, ni le déclin), m’intéresse et me passionne ; c’est pourquoi, aussi souvent que je revois l’emplacement de ses rues et de ses maisons, ses ruines qui s’enfoncent sous terre jusqu’aux antipodes, c’est toujours avec le plus grand intérêt. Est-ce un effet de la nature ou une erreur d’imagination qui font que la vue des lieux que nous savons avoir été habités et fréquentés par des personnages dont la mémoire s’est conservée, nous émeut peut-être plus que le récit de leurs actes ou la lecture de leurs écrits ? « tant les lieux sont propres à réveiller en nous des souvenirs ! Dans cette ville, tout arrête la pensée ; partout où l’on marche, on foule quelque histoire mémorable (Cicéron). » Je prends plaisir à me figurer leur visage, leur attitude, leurs vêtements ; je me répéte ces grands noms et les fais retentir à mes oreilles ; « j’honore ces grands hommes et ne prononce jamais leurs noms qu’avec respect (Sénèque) ». Des choses qui sont grandes et admirables en quelques-unes de leurs parties, j’admire jusqu’à ce qu’elles ont d’ordinaire ; que j’aurais eu du plaisir à les voir deviser, se promener, souper ! Il y aurait ingratitude à mépriser leurs reliques et ce qui nous rappelle tant d’hommes de bien, de si haute valeur, que j’ai vus vivre et mourir et qui, par leur exemple, nous donnent tant de bons enseignements, si nous savions les suivre.

Et puis, cette même Rome telle qu’elle est de nos jours mérite qu’on l’aime. Elle est depuis si longtemps l’alliée, à tant de titres, de notre couronne ! C’est la seule ville universelle, elle appartient à tous. Le souverain qui la gouverne a également action sur le reste du monde ; elle est la métropole de la Chrétienté ; l’Espagnol comme le Français y sont chez eux ; pour devenir prince de cet état, il ne faut qu’être chrétien quel que soit le pays qui vous ait vu naître. Il n’est pas de lieu ici-bas, auquel le ciel ait octroyé ses faveurs en si grande abondance et d’une façon aussi continue ; sa décadence même est glorieuse et son prestige demeure. « Plus précieuse encore par ses ruines superbes (Sidoine Apollinaire) », jusque dans le tombeau elle conserve l’apparence et le caractère de la capitale d’un empire : « C’est ici surtout qu’on dirait que la nature s’est complu dans son œuvre (Pline). » On peut se reprocher et se défendre contre soi-même d’être sensible à une aussi vaine satisfaction ; ce ne sont cependant pas des sentiments tout à fait frivoles, que ceux qui nous procurent du contentement ; et, quels qu’ils soient, lorsqu’un homme de bon sens y trouve constamment sujet d’être satisfait, je n’ai pas le cœur de le plaindre.

Il doit beaucoup à la fortune pour l’avoir ménagé jusqu’ici. L’avenir est inquiétant, mais que lui importe ce qui adviendra quand il n’y sera plus ? il n’a pas d’enfant mâle qui continuera son nom. Au surplus, ne pas avoir d’en-