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beauté ! elles en ont d’autant plus qu’elles semblent échappées à la plume et le fait du hasard. — C’est le lecteur manquant d’attention qui perd de vue mon sujet, et non moi ; en quelque coin se trouvent toujours quelques mots qui, si réduits qu’ils soient, suffisent cependant pour montrer que je l’ai présent à l’esprit. Je passe de l’un à l’autre sans règle, sans transition ; mon style et mon esprit vagabondent simultanément. Un peu de folie prévient un excès de sottise, au dire de nos maîtres et plus encore d’après leurs exemples. — Mille poètes se trainent languissamment comme s’ils écrivaient en prose, landis que la meilleure prose des temps jadis, et j’en donne ici indifféremment des échantillons tout comme je fais des vers, resplendit constamment de la vigueur et de la hardiesse de la poésie ; elle a quelque peu de la passion qui l’anime. À celle-ci, sans conteste, la prééminence en ce qui touche l’expression de la pensée ; le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, déverse à flots tout ce qui lui vient à l’idée, comme coule l’eau de la gargouille d’une fontaine, sans y réfléchir, sans le peser ; et il s’en échappe des choses de toutes couleurs, contraires les unes aux autres, formant une suite de propos interrompus. Platon lui-même est constamment inspiré du souffle poétique ; la théologie ancienne, disent les savants, est toute poésie, et, au dire des premiers philosophes, c’était à l’origine le langage des dieux. — J’entends que lorsqu’on écrit, les sujets se distinguent d’eux-mêmes, qu’on voic où on en change, où on conclut ; où l’un commence, où un autre reprend, sans qu’il soit nécessaire de les accompagner de ces circonlocutions, introduites pour les oreilles faibles ou inattentives, qui les raccordent et les lient les uns aux autres ; je ne veux pas me commenter moi-même. Quel est celui qui n’aime pas mieux n’être pas lu que de l’être en dormant, ou au galop : « Il n’y a rien, si utile que ce soit, qui soit utile si on ne fuit que passer (Sénèque). » Si prendre un livre c’était l’apprendre, si le voir c’était le fouiller profondément du regard, et le parcourir s’en pénétrer, j’aurais tort de me faire en toutes choses aussi ignorant que je le dis. Ne pouvant fixer l’attention du lecteur par la valeur de ce que j’écris, « ce ne sera pas déjà si mal » s’il advient que je l’arrête par le pêle-mêle que j’y introduis. « Oui vraiment, dites-vous, mais après s’en être amusé, il le regrettera ? » Sans doute, toujours est-il qu’il n’aura pas laissé d’en éprouver de la distraction. Et puis, il est des caractères ainsi faits, qui dédaignent ce qu’ils comprennent ; ils m’estimeront d’autant plus qu’ils ne sauront ce que je veux dire et concluront de la profondeur de ma pensée par son obscurité, ce qu’à franchement parler, je hais très fort et éviterais si je savais faire autrement. Aristote se vante quelque part de rechercher de parti pris cette obscurité ; c’est un grand tort. — Au début, je multipliais les chapitres, mais il m’a paru que cela rompait l’attention avant qu’elle ne fut éveillée et la faisait s’évanouir par le dédain qu’elle éprouvait à se recueillir et à se fixer pour si peu ; je me suis mis alors à les faire plus longs, ce qui oblige à apporter à leur lecture une intention bien arrêtée et à y con-