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ments s’élèvent au-dessus de ce qui est de règle en son siècle, doit les faire fléchir ou les émousser ; ou bien, et c’est ce que je lui conseille de préférence, se mettre à l’écart et ne pas se mêler à nous, il n’a rien à y gagner : « Si je viens à rencontrer un homme intègre et vertueux, je compare ce monstre à un enfant à deux têtes, ou à des poissons qu’un laboureur ébahi trouverait sous le soc de sa charrue, ou encore à une mule féconde (Juvénal). » — On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut se dérober à l’état présent ; on peut désirer d’autres magistrats, il n’en faut pas moins obéir à ceux qui sont en fonctions ; et peut-être y a-t-il plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons. Tant que, dans quelque coin, demeurera un représentant des lois dont nous a dotés notre vieille monarchie, je ne le quitterai pas ; mais si, par malheur, une scission se produit, que sous l’action des partis contraires qui entravent son existence, elle vienne à se fractionner en deux, et que le choix entre les deux soit douteux et difficile, je me résoudrai probablement à échapper et à me dérober à cette tempête ; la nature pourra in’y aider, peutêtre aussi les hasards de la guerre. Entre César et Pompée j’eusse franchement pris parti ; mais entre ces trois voleurs qui vinrent après eux, il eût fallu ou se cacher ou suivre le courant, ce que j’estime licite, quand la raison est devenue impuissante à nous guider.

Si Montaigne sort aussi fréquemment de son sujet, c’est qu’il s’abandonne aux caprices de ses idées qui, en y regardant de près, ne sont pas aussi décousues qu’elles en ont l’air ; et puis, cela oblige le lecteur a plus d’attention. — « Où vas-tu t’égarer (Virgile) ? » Ces excursions sont à la vérité Où un peu en dehors de mon sujet ; je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ; mes pensées ne cessent de tenir les unes aux autres, bien que parfois d’assez loin ; elles ne se perdent pas de vue, quoique quelquefois il leur faille un peu tourner la tête pour s’apercevoir. J’ai eu sous les yeux un dialogue de Platon construit de même sorte, présentant deux parties conçues chacune dans des genres absolument différents ; au commencement il n’y est question que d’amour, tandis que la fin est uniquement consacrée à la rhétorique. Il est des auteurs qui ne craignent pas de passer ainsi d’un sujet à un autre sans rapport avec le précédent, et qui apportent une grâce merveilleuse à se laisser aller au gré du vent ou à sembler s’y abandonner. — Les titres de mes chapitres ne sont pas toujours en concordance avec les matières qui y sont traitées ; souvent la relation ne se manifeste que par quelques mots comme dans l’Andrienne et l’Eunuque, ou dans Sylla, Cicéron, Torquatus. J’aime à aller par bonds et par sauts, à la façon des poètes, légère, ailée, divine comme la qualifie Platon. Il y a des ouvrages de Plutarque où il oublie son thème, et où l’argument qu’il traite n’apparaît qu’incidemment, perdu au milieu de sujets qui lui sont étrangers ; voyez, par exemple, comme il procède dans son démon de Socrate. Dieu ! que ces escapades pleines de sève, que ces variations ont de