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treinte. Saturninus dit à ceux qui lui avaient déféré le commandement suprême : « Compagnons, vous perdez un bon capitaine, pour en faire un mauvais général d’armée. »

Une vertu naïve et sincère ne peut être employée à la conduite d’un état corrompu ; du reste, sa notion s’altère dans un milieu dépravé. Quoi qu’il en soit, on doit toujours obéissance à ceux qui ont charge d’appliquer les lois, si indignes qu’ils soient. — Celui qui, en des temps malades comme l’est le nôtre, se vante de mettre au service des affaires de ce monde une vertu naïve et sincère, ou ne sait ce qu’est une pareille vertu, parce que les idées se corrompent quand les mœurs le sont (et, de fait, voyez comme on la dépeint ; comme la plupart se glorifient de leurs débordements et y conforment les règles qu’ils se tracent, en son lieu et place c’est l’injustice et le vice dans toute leur réalité que l’on décrit et qu’ainsi travestis on présente aux princes dont on fait l’éducation) ; ou bien, s’il la connaît, se vante bien à tort de l’appliquer, car, quoiqu’il dise, il fait mille choses contre sa conscience. Je croirais volontiers Sénèque, s’il m’entretenait de l’expérience qu’il en fit dans des conditions toutes semblables, et qu’il voulut bien en parler à cœur ouvert. — La marque la plus honorable de notre disposition à faire le bien est, en ces temps de contrainte, de reconnaître loyalement ses fautes et celles d’autrui, de prêter son concours pour retarder dans la mesure où on le peut la tendance au mal, de ne suivre qu’à regret cette voie, d’espérer et désirer mieux. Dans ces divisions qui nous assaillent et qui ont fait de la France la proie des partis, je vois chacun, même parmi les meilleurs, avoir recours à la dissimulation et au mensonge pour défendre sa cause ; celui qui en écrirait l’histoire, se fiant aux apparences, serait bien téméraire et absolument dans le faux. Le parti le plus juste n’est quand même qu’un membre d’un corps vermoulu et véreux ; mais le membre le moins inalade d’un corps en pareil état n’en passe pas moins pour sain et cela à bon droit, parce que ce n’est que par comparaison que nos qualités se titrent ; l’innocence dans la vie politique se mesure selon les lieux et les saisons. — J’aurais aimé que Xénophon eût donné à Agésilas l’éloge que lui méritait le fait suivant : Un prince voisin, avec lequel il avait été autrefois en guerre, lui ayant demandé de lui laisser traverser son territoire, il accéda à sa demande et lui donna passage à travers le Péloponèse ; l’ayant à sa merci, non seulement il ne l’emprisonna ni ne l’empoisonna pas, mais il l’accueillit avec courtoisie comme il s’y était obligé par sa promesse et ne se livra vis-à-vis de lui à aucune offense. Avec les idées d’aujourd’hui, une telle promesse ne signifierait rien ; mais, ailleurs et en d’autres temps, la franchise et la magnanimité étaient en honneur ; ces bambins d’écoliers de nos jours s’en fussent moqués, tant la vertu des Spartiates a peu de ressemblance avec la vertu française. Ce n’est pas que nous manquions d’hommes vertueux, mais ils le sont tels que nous les concevons. Celui dont les senti-