Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/469

Cette page n’a pas encore été corrigée

étant mal vu. Il en est de même en tout : je hais de passer par où la nécessité m’oblige ; toute commodité qui m’astreint à quoi que ce soit m’est insupportable : « Je veux toujours pouvoir frapper l’eau d’une rame et de l’autre toucher le rivage (Properce) » ; une seule corde jamais n’est suffisante pour me maintenir quand on veut m’arrêter.

C’est là, dira-t-on, de la vanité ; mais où n’y en a-t-il pas ? Les plus belles maximes philosophiques, les plus beaux réglements de conduite sont vains parce qu’ils nous demandent plus que nous ne pouvons. — « C’est là, direz-vous, un jeu bien empreint de vanité ! » Où n’y en a-t-il pas ? Tous ces beaux préceptes, toute sagesse sont-ils autre chose que vanité ? « Le Seigneur sait que les pensées des sages ne sont que vanité (Psalmiste). » Ces subtilités exquises ne sont à leur place qu’au prêche ; ce sont des raisonnements qui tendent à nous envoyer tout bâtés dans l’autre monde. La vie consiste dans un mouvement constant et effectif du corps, mouvement qui, par essence, est déréglé et imparfait et auquel je m’efforce de donner une direction suivant mes aspirations : « Nous avons chacun nos passions (Virgile). Nous devons néanmoins faire en sorte que sans jamais contrevenir aux lois générales de la nature, nous suivions cependant nos propres penchants (Cicéron). » À quoi servent ces idées élevées de la philosophie qu’aucun être humain ne peut mettre en pratique, ces règles qui excèdent l’usage que nous avons à en faire et la possibilité que nous avons de les appliquer.

Je vois souvent qu’on nous présente pour la conduite de notre vie, des modèles que ni celui qui les propose, ni ceux auxquels il s’adresse n’ont aucune espérance de pouvoir suivre et, qui plus est, n’en ont pas envie. De ce même papier sur lequel un juge vient d’écrire un arrêt de condamnation pour adultère, il détache un morceau pour envoyer un billet doux à la femme de son collègue ; et cette femme avec laquelle vous venez de cueillir le fruit défendu, un moment après et en votre présence, va s’élever plus durement que ne l’eût fait Porcie, contre cette même faute commise par une de ses connaissances. Il en est qui condamnent à mort pour des crimes qu’ils n’estiment même pas être de simples fautes. J’ai vu en ma jeunesse un galant homme donner d’une main au public des vers remarquables par leur beauté et leur dévergondage, tandis qu’en même temps, de l’autre main il propageait sur la Réforme une discussion théologique des plus violentes d’entre celles que, depuis longtemps, le monde a vues se produire. Les hommes sont ainsi on laisse les lois et les principes suivre leur chemin, et soi-même on en suit un autre, non seulement par déréglement de mœurs, mais parce que souvent nous pensons et jugeons autrement. Écoutez prononcer un discours philosophique : l’imagination, l’éloquence, la compétence s’y révèlent, nous frappent sur le moment et nous émeuvent ; mais il ne s’y trouve rien qui empoigne et chatouille notre conscience, ce n’est pas à elle qu’on parle ; n’est-ce pas vrai ? Comme disait Ariston : « une étuve,