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voudrais y trouver ; quand j’en rencontre, je les fréquente et en fais cas c’est cela que je vise et ce dont je m’occupe. Je vais plus loin : il me semble n’avoir guère, dans mes pérégrinations, rencontré d’usages qui ne vaillent les nôtres ; il est vrai que n’ayant jamais perdu beaucoup de vue mes girouettes, je ne risque pas grand’chose en avançant ce fait. — Du reste, la plupart des compagnies que le hasard place ainsi sur votre chemin, causent plus de gène qu’elles ne procurent de satisfaction ; je ne m’y attache pas, maintenant surtout que la vieillesse fait que je me tiens à l’écart et ne m’astreins plus autant aux usages. Quand vous êtes en groupe vous souffrez pour les autres, ou les autres souffrent pour vous ; ce sont là deux graves inconvénients, dont le second est même celui qui m’est le plus pénible.

Tout ce qu’il demanderait, ce serait d’avoir un compagnon de voyage de même humeur que lui, car il aime à communiquer ses idées. — C’est une fortune bien rare et d’un soulagement inestimable que d’avoir pour compagnon de route un honnête homme, auquel votre société plaît, qui a du jugement et des habitudes conformes aux vôtres ; et il m’a bien fait faute, dans tous mes voyages, de n’en avoir pas ; mais un tel compagnon, il faut l’avoir choisi et se l’être attaché alors qu’on est encore chez soi. Aucun plaisir n’a de saveur pour moi si je ne puis m’en entretenir avec quelqu’un ; il ne me vient à l’esprit aucune idée tant soit peu gaillarde, que je ne sois contrarié de l’avoir eue si je n’ai à qui en faire part. « Si la sagesse m’était donnée à condition de la tenir renfermée sans la communiquer à personne, je la refuserais (Sénèque). » Cicéron s’exprime encore plus nettement : « Supposez le sage dans l’abondance de toutes les choses nécessaires, libre de contempler et d’étudier à loisir tout ce qui est digne d’être connu, mais que sa solitude soit si grande qu’il n’ait de rapport avec personne, il demandera à sortir de la vie. » L’opinion d’Archytas me sourit : « Il me déplairait, disait-il, même si j’étais au ciel, de me promener parmi ces grands corps célestes domaine de la divinité, sans quelqu’un qui me tienne compagnie » ; pourtant il vaut mieux être seul que d’être avec quelqu’un qui soit ennuyeux et sot. N’importe où il était, Aristippe aimait à vivre toujours comme un étranger. « Si le destin me permettait de vivre comme je l’entends (Virgile) », je choisirais de passer ma vie à cheval, « heureux de visiter les régions brûlées par le soleil et celles où se forment les nuages et les frimas (Horace) ».

La situation qu’il a, le bien-être dont il jouit, devraient, ce semble, le détourner de sa passion des voyages ; mais il y trouve l’indépendance à laquelle il sacrifie même les commodités de la vie. — « N’avez-vous pas, m’objectera-t-on, de passe-temps plus faciles ? Qu’est-ce qui vous manque ? Votre maison n’a-t-elle pas une belle vue et n’est-elle pas en bon air, suffisamment confortable et plus grande qu’il n’est nécessaire ? Vous avez pu y recevoir, plus d’une fois, le roi et toute sa suite. Votre fa-