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l’attention, au cours de leurs débauches habituelles, si bien qu’elle les surprenait en société de filles de joie et de gais compagnons, sans qu’ils eussent un mot de regret pour quoi que ce fut ; sans qu’il fût question de testament, sans qu’ils affectassent la moindre prétention à faire acte de fermeté, sans préoccupation de ce qu’ils allaient devenir ; uniquement occupés de jeux, de festins, de plaisanteries, de conversations tenues comme à l’ordinaire sur les faits du moment, de musique, de poésie érotique. Ne saurions-nous imiter une telle résolution, en ayant une plus honnête contenance ? Puisque les fous trouvent moyen de bien mourir, et les sages aussi, trouvons une mort qui convienne aux gens qui ne sont ni fous ni sages. J’ai idée de certaines qui me semblent avoir bon air et qu’on peut souhaiter, puisqu’il faut finir par mourir. Les tyrans romains pensaient donner la vie au criminel, en lui laissant le choix de son genre de mort. D’autre part Théophraste, ce philosophe si délicat, si modeste et si sage, n’a-t-il pas été contraint par la raison d’oser dire ce vers que Cicéron a traduit en latin : « La vie dépend du sort plus que de notre sagesse » ? ne cherchons donc pas davantage. — La fortune a aidé à la facilité avec laquelle je quitterai la vie en faisant qu’aujourd’hui je ne suis pour les miens ni un besoin, ni une gêne. Cette situation, je l’eusse acceptée à toute époque de mon existence ; mais près de rassembler mes hardes et de plier bagage, c’est pour moi une satisfaction toute particulière de n’être pour eux, en mourant, un sujet ni de plaisir, ni de déplaisir. Par une adroite et ingénieuse compensation, ceux qui sont en droit d’attendre quelque profit matériel de ma mort, se trouvent du même coup en éprouver d’autre part des pertes de même nature ; souvent notre mort s’aggrave pour nous du préjudice qu’elle cause à d’autres, dont l’intérêt nous touche presque autant et parfois plus que le nôtre.

Il ne recherche pas ses aises en voyage ; il va au jour le jour, sans itinéraire fixe, aussi est-il toujours satisfait. — Dans mes logis d’occasion, je ne recherche ni le luxe, ni l’espace, conditions que j’ai plutôt en grippe ; je les souhaite de cette simplicité qui se rencontre plus fréquemment qu’ailleurs dans les pays où l’art a peu de part et auxquels la nature communique la gràce qui lui est propre : « Je préfère un repas où règne la propreté plutôt que l’abondance (Nonius), l’entrain plus que le luxe (Cornelius Nepos). » Que ceux que leurs affaires amènent en plein hiver dans le pays des Grisons, ne trouvent pas sur leur route pleine satisfaction, cela les regarde ; mais moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne cours pas ce risque si la route est laide à droite, je prends à gauche ; si je ne suis pas en disposition de monter à cheval, je m’arrête ; et, en agissant de la sorte, je ne vois rien en vérité qui ne nie plaise et ne me soit aussi commode que là où je me loge ; il est vrai que toute superfluité m’est superflue, et que j’ai reconnu que l’on se trouve dans l’embarras, même au sein du luxe et de l’abondance. Ai-je laissé derrière moi quelque chose à voir, j’y retourne ; c’est toujours mon chemin, parce que je