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C’est finir par devenir à charge aux nôtres que de les occuper constamment de nos maux ; du reste viendrait-il à tomber malade dans un coin perdu, il est en mesure de se soigner lui-même, et son habitude de mettre à l’avance ordre à ses affaires fait qu’il est toujours prêt. — Pour revenir à mon sujet, je dis donc qu’il n’y a pas grand mal à mourir loin de chez soi et dans l’isolement ; nous jugeons bien à propos de nous retirer à l’écart pour satisfaire à des actes de la nature, ayant moins mauvaise grâce que celui-ci et qui sont moins hideux. Ceux qui, pendant de longues années, mènent une vie languissante, devraient bien aussi souhaiter ne pas importuner de leur misère tout leur entourage. C’est ce qui faisait que les Indiens, dans une de leurs provinces, estimaient juste de tuer ceux tombés en cet état ; et que, dans une autre, ils les abandonnaient, les laissant seuls se tirer d’affaire comme ils pourraient. À qui de pareilles gens ne finissent-ils pas par se rendre ennuyeux et insupportables ; c’est au point que ce qui est du devoir de tous, ne va pas jusqu’à les supporter. C’est inculquer de force la cruauté à vos meilleurs amis, porter votre femme et vos enfants à la dureté et les amener, en les leur plaçant d’une façon répétée sous les yeux, à ne plus s’émouvoir et vous plaindre des maux que vous ressentez. Les gémissements que m’arrachent mes coliques ne sont plus un sujet d’émoi pour personne. Lors même que nous tirerions quelque plaisir de la conversation de ces familiers (ce qui n’arrive pas toujours, en raison de l’inégalité des conditions qui amène aisément du mépris ou du dépit envers l’un ou envers l’autre), n’est-ce pas trop que d’en abuser pendant de longues années ? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour m’être agréable, plus je souffrirais de la peine qu’ils se donnent. Il nous est permis de nous appuyer sur autrui, mais non de nous coucher aussi lourdement sur lui ; non plus que de le ruiner pour nous étayer, comme celui qui faisait égorger de petits enfants afin de se servir de leur sang pour se guérir, ou cet autre qu’on fournissait de jeunesses pour, la nuit, réchauffer par leur contact ses membres refroidis par l’âge et tempérer, par la douceur de leur haleine, l’âcreté et la lourdeur de la sienne. La décrépitude réclame la solitude : je suis sociable à l’excès, il me parait cependant raisonnable de dérober mes infirmités à la vue du monde et de n’en importuner que moi scul ; il me faut me ramasser et me recueillir dans ma coquille comme les tortues ; me résigner à voir les gens, mais sans être constamment au milieu d’eux. Agir autrement serait abuser, la situation est trop scabreuse ; il est temps pour moi de tourner le dos à la compagnie.

« Mais, dira-t-on encore, dans ces voyages, vous serez misérablement arrêté dans quelque mauvais coin où tout vous manquera. » Je porte avec moi presque tout ce qui m’est nécessaire ; et puis, pouvons-nous échapper si la fortune entreprend de nous être contraire ? Quand je suis malade, je n’ai besoin de rien d’extraordinaire ; ce que la nature ne peut plus pour moi, je ne veux pas le