Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/453

Cette page n’a pas encore été corrigée

les défauts que j’ai, mais encore sur tous ceux que je puis avoir en germe et qui, par leur nombre et leur nature, font que je prête le flanc de toutes parts ; qu’elle m’attaque donc par là. J’imiterais volontiers, en ce cas, l’exemple du philosophe[1] Bion : Antigone voulant le blesser s’attaquait à son origine ; Bion lui ferma la bouche en disant : « Je suis le fils d’un serf, qui était boucher et avait encouru la flétrissure, et d’une fille publique que mon père avait épousée, la bassesse de sa situation ne lui permettant pas d’aspirer plus haut ; tous deux avaient commis des méfaits qui leur avaient valu des condamnations. Un orateur me trouvant beau et avenant, m’acheta alors que j’étais encore enfant ; à sa mort, il m’a laissé tous ses biens ; je les ai réalisés et suis venu en cette ville d’Athènes, où je me suis adonné à la philosophie. Que les historiens ne se mettent pas en peine pour chercher des renseignements sur moi, je leur dirai moi-même tout ce qui est. » Une confession franche et spontanée enlève aux reproches toute portée et désarme l’injure. Tout compte fait, j’estime qu’aussi souvent qu’on me loue on m’ôte de ma valeur, parce qu’on dépasse la mesure ; il m’apparaît aussi que, depuis mon enfance, en fait de rang et d’honneur, on m’en a prêté plutôt au-dessus qu’au-dessous de ce qui m’appartient. Je préférerais vivre dans un pays où les questions de prééminence seraient ou réglées ou méprisées. Entre[2] hommes, quand un différend s’élève à propos de prérogatives, soit pour précéder quelqu’un, soit pour siéger avant lui, le débat devient incivil dès qu’il dépasse l’échange de trois ou quatre répliques ; pour fuir de si importunes contestations, je n’hésite pas à céder le pas ou à passer devant, même quand c’est à tort, et jamais homme n’a revendiqué la préséance sur moi sans que je la lui aie abandonnée.

Peut-être aussi cette lecture fera-t-elle que quelqu’un lui convenant, sera désireux d’entrer en rapport d’amitié avec lui. — Outre ce profit que me procure cette étude de moi-même, j’en ai espéré cet autre, que s’il advenait qu’avant ma mort, mon caractère plût et s’accordât avec celui de quelque honnête homme, il chercherait peut-être à se lier avec moi. Je lui ai fait la part belle, puisque tout ce qu’une longue connaissance et intimité lui auraient appris en plusieurs années, il le voit plus sûrement et plus exactement en trois jours en me lisant. Quelle singulière idée ! certaines choses que je ne voudrais dire à personne en particulier, je les dis au public, et renvoie à se renseigner dans une boutique de librairie mes amis les plus intimes, désireux de connaître ce que je sais et ce que je pense de plus secret, « livrant à leur examen tous les replis de mon âme (Perse) ». Ce désir de ma part est si sincère, que si je connaissais quelqu’un qui me convint, je l’irais chercher bien loin parce que la douceur d’une compagnie bien assortie et agréable ne peut, à mon avis, se payer trop cher. Oh ! un ami ! que ne donnerais-je pas pour en avoir un, et combien est vraie cette sentence des temps jadis, « que l’usage en est plus nécessaire et plus doux que celui de l’eau et du feu » !

  1. *
  2. *