Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/451

Cette page n’a pas encore été corrigée

pitié, on finit par ne l’obtenir de personne. Qui se dit mort lorsqu’il est vivant, s’expose à passer pour être encore vivant quand il viendra à mourir. J’en ai vu qui se fâchaient de ce qu’on leur trouvait le visage reposé et le pouls calme, qui se gardaient de sourire pour ne pas paraître en voie de guérison, qui regrettaient de se bien porter parce que cela empêchait qu’on les plaignît ; et, ce qui est bien plus fort, c’est que ces personnes n’étaient pas des femmes. Je ne dis jamais de mes maladies plus que je n’en ressens ; j’évite les paroles décourageantes ; mes exclamations se bornent à celles que m’arrache la douleur, sans que je les accompagne d’aucun commentaire. Près d’un malade raisonnable, à défaut d’allégresse, une contenance calme est convenable de la part des assistants ; de ce qu’il se voit en mauvais état, il n’est pas hostile à la santé ; il lui plaît de la voir forte et entière chez les autres et d’en jouir au moins par ceux qui lui tiennent compagnie ; de ce qu’il sent qu’il va s’effondrant, il ne repousse pas les pensées qui occupent la vie et ne fuit pas de participer aux conversations de tout le monde. C’est quand je me porte bien que je veux étudier la maladie ; quand elle me tient, j’en ressens assez les effets pour que mon imagination n’ait pas besoin d’intervenir. Nous nous préparons de longue main aux voyages que nous voulons entreprendre, quand nous y sommes résolus ; quand vient l’heure de monter à cheval, nous consacrons ce moment à l’assistance, et, pour lui être agréable, nous le prolongeons.

À publier cette étude sur lui-même, Montaigne trouve cet avantage qu’elle lui sert de règle de conduite, que les critiques seront moins portés à dénaturer ses qualités et que sa confession pourra en partie les désarmer. — Je tire de la publication de cette étude sur mes mœurs, cet avantage inespéré, c’est qu’elle me sert en quelque sorte de règle ; elle me porte parfois à ne pas me mettre en opposition avec ce que j’ai toujours été. Cette déclaration publique m’oblige à me contenir dans ma direction première et à ne pas démentir les conditions sous lesquelles je me suis depeint et qui, ainsi décrites, sont, dans leur ensemble, plus exactement rendues qu’elles ne le seraient du fait des jugements faux et méchants d’aujourd’hui. L’uniformité et la simplicité de mon caractère, m’ont permis de le traduire aisément ; mais la forme nouvelle et inusitée sous laquelle je le présente, donne bien beau jeu à la médisance. À qui voudrait me critiquer loyalement, je crois, en vérité, en avoir bien suffisamment fourni les moyens en faisant connaître et avouant mes imperfections ; il y a là de quoi s’en donner à cœur joie, sans s’en prendre à ce qui n’est pas. Si, parce que j’ai pris l’avance en m’accusant et me révélant, on trouve que j’émousse les dents de la critique, elle sera naturellement amenée à amplifier et étendre ses attaques, l’offense prenant des droits qui dépassent ceux que la justice assigne ; et, des vices dont je ne lui montre que quelques racines, elle en fera de gros arbres. Si elle en vient là, qu’elle s’exerce non seulement sur