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reille élévation, d’autant que je n’arrive seulement pas à les concevoir. Ce sentiment, de la part de Socrate, ne témoigne-t-il pas d’une tendresse excessive chez un homme qui considérait l’univers comme sa patrie ? il est vrai qu’il n’aimait pas les voyages et n’avait guère mis le pied hors de l’Attique. Que dire aussi de ne pas vouloir que ses amis rachètent sa vie de leurs deniers, et de son refus, pour ne pas désobéir aux lois à une époque où leur corruption était si grande, de se prêter à l’exécution d’un complot qui l’eut délivré de sa prison ? Ces exemples, qu’il nous donne, rentrent à mon sens dans cette première catégorie de sentiments que j’estime plus que je ne les partage. Quant à ceux de la seconde catégorie, d’une élévation telle que mon estime n’arrive pas à leur hauteur, il en est des exemples que je pourrais citer de lui ; et, dans le nombre, il s’en trouve d’une vertu si rare, qu’ils dépassent ce dont je suis capable ; quelques-uns même outrepassent ce que mon jugement peut admettre.

Avantages que Montaigne trouve à voyager ; il demeure sans peine huit à dix heures consécutives à cheval et, sauf les chaleurs excessives, ne redoute aucune intempérie. — Outre ces raisons, voyager me semble encore un exercice profitable, parce que l’âme y est continuellement conviée à remarquer des choses nouvelles qu’elle ne connaît pas ; et, ainsi que je l’ai dit souvent, je ne sais pas de meilleure école pour la dresser, que de lui mettre sans cesse sous les yeux la si grande diversité d’existence, d’idées, d’usages qui se rencontrent et de lui faire gouter cette perpétuelle variété de formes de notre nature. Le corps, lui, n’y est ni oisif, ni épuisé par le travail ; cette agitation modérée le tient en haleine. Tout tourmenté que je suis de coliques, je reste à cheval huit à dix heures sans en descendre et sans que cela m’ennuie, « au delà des forces et de la santé d’un vieillard (Virgile) » ; aucun temps ne m’est contraire, sauf la chaleur accablante d’un soleil torride, car je n’use pas des ombrelles dont, depuis les anciens Romains, on se sert en Italie et qui fatiguent plus les bras qu’elles ne soulagent la tête. Je voudrais bien connaître le procédé, employé dans l’antiquité par les Perses lorsque le luxe a commencé à s’introduire chez eux et que mentionne Xénophon, pour se ménager à leur convenance de l’air frais et de l’ombre. J’aime la pluie et la boue autant qu’un canard. Je suis insensible aux changements climatériques et atmosphériques, et qu’il fasse beau ou non, c’est tout un pour moi ; je ne souffre que des variations qui se produisent dans mon individu et elles sont moins fréquentes quand je voyage. — Je suis assez difficile à mettre en mouvement ; j’hésite autant devant un petit déplacement que pour un grand, à faire mes préparatifs de départ pour une journée d’absence pour aller visiter un voisin que pour un vrai voyage ; mais, une fois en route, je vais aussi longtemps qu’on veut. — J’ai l’habitude de faire l’étape, comme font les Espagnols, tout d’une traite et mes journées aussi longues qu’elles peuvent raison-