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franche et désintéressée qu’elle puisse être, qui me seraient offertes, me produisissent d’autre effet que celui d’une disgrâce, d’une tyrannie, auxquelles se joindraient les reproches que je m’adresserais si, pressé par la nécessité, j’avais été amené à les accepter. — Donner est le signe distinctif des gens ambitieux et qui ont des prérogatives ; de même qu’accepter est une marque de soumission ; témoin l’injurieux refus que fit Bajazet des présents que Tamerlan lui envoyait, ce qui détermina un conflit entre eux. L’offre de cadeaux faite par l’empereur Soliman à l’empereur de Calicut, indigna ce dernier à tel point que non seulement il les refusa durement, disant que ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient coutume de recevoir et qu’il était au contraire de tradition chez eux de donner, mais que, de plus, il fit jeter dans un cachot les ambassadeurs qui lui avaient été envoyés à cet effet. — Quand, dit Aristote, Thétis flatte Jupiter, que les Lacédémoniens flattent les Athéniens, ils ne vont pas leur rappeler le bien qu’eux-mêmes leur ont fait, ce qui est toujours déplaisant à entendre ; ce qu’ils leur rappellent, ce sont les bienfaits qu’ils en ont reçus. — Les gens que je vois recourir si familièrement à n’importe qui, et contracter des engagements avec le premier venu, ne le feraient pas, s’ils savouraient comme moi la douceur d’une liberté absolue, et si les obligations qu’ils contractent de la sorte, leur pesaient autant qu’il convient à un sage ; on paie parfois ces engagements, on ne s’en dégage jamais. Cruel esclavage pour qui aime la liberté et y avoir les coudées franches dans tous les sens. Mes connaissances, tant celles qui, dans l’échelle sociale, sont au-dessus de moi que celles qui sont au-dessous, savent si jamais ils ont vu quelqu’un moins solliciter, requérir, supplier que je ne fais et être moins à charge à autrui que je ne suis. Il n’est pas étonnant que je sois ainsi, si différent sur ce point de tout ce qu’on peut voir à notre époque, alors que tant de particularités de mon caractère y contribuent un peu de fierté naturelle, l’impatience que me cause un refus, le peu d’étendue de mes désirs et de mes projets, mon inhabileté en toutes sortes d’affaires, enfin mes qualités favorites, l’oisiveté et l’indépendance ; tout cela fait que j’éprouve une haine mortelle à dépendre de quelqu’un autre que moi, comme à avoir sous ma dépendance quelqu’un qui ne soit pas moi. Je fais les plus grands efforts pour me passer de tout concours étranger avant de me déterminer à recourir à la bienfaisance d’autrui, en quelque occasion ou besoin, pressant ou non, que ce soit. — Mes amis m’importunent étrangement quand ils me demandent de solliciter[1] en leur faveur auprès d’un tiers ; il m’en coûte à peu près autant, je crois, de libérer quelqu’un qui me doit en usant de lui, que de m’engager moi-même envers quelqu’un qui ne me doit rien. Ceci mis à part, et aussi étant établi qu’on ne me demande rien qui exige des démarches et me cause des soucis (je suis en guerre ouverte avec tout ce qui nécessite que je me donne la moindre peine), je suis d’un abord facile et prêt à venir en aide aux besoins

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