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se passer de tout ; il ne veut avoir d’obligations envers personne, et, s’il ne peut l’éviter, souhaite que ce soit pour toute autre chose qu’obtenir protection contre les fureurs de la guerre civile. — Après tout, par la façon dont j’entends que doivent se pratiquer la bienfaisance et la reconnaissance, qui sont choses bien délicates et d’usage si répandu, je ne vois personne qui, jusqu’à cette heure, soit plus libre et moins tenu par ses obligations que je ne le suis. Ce que je dois, je le dois simplement en raison de celles que nous tenons de la nature et que nous avons tous ; en dehors d’elles, personne n’est plus indépendant : « Les présents des grands me sont inconnus (Virgile). » Les princes me donnent beaucoup s’ils ne m’ôtent rien ; ils me font suffisamment de bien quand ils ne me font pas de mal : c’est tout ce que je leur demande. Oh ! combien je suis reconnaissant envers Dieu, de ce qu’il lui a plu que je reçoive directement de sa grâce tout ce que je possède et n’aie de dette que vis-à-vis de lui ! Combien je supplie instamment sa sainte miséricorde que jamais je ne doive à personne de grands remerciements pour des choses essentielles ! Bénie soit mon indépendance, qui m’a accompagné si avant dans la vie ; puisse-t-elle se continuer jusqu’au bout ! Je m’efforce de n’avoir un besoin absolu de personne : « Toutes mes espérances sont en moi (Térence) » ; cela est possible à tout le monde, mais surtout à ceux que Dieu a mis à l’abri des nécessités urgentes que la nature elle-même nous impose. C’est une situation bien digne de pitié et pleine de hasards que de dépendre d’autrui ; nous ne pouvons toujours l’éviter ; nous ne sommes pas pour cela assez assurés de nous-mêmes, ce qui serait pourtant ce qu’il y aurait de plus sage, de plus adroit et de plus sùr. Je n’ai rien que moi, qui soit à moi, et la possession que j’en ai est même en partie défectueuse et empruntée. Je m’applique à avoir du courage, ce qui est la meilleure des garanties ; et aussi à me ménager un mode d’existence qui puisse me rendre la vie supportable si, d’autre part, tout venait à me manquer. Hippias d’Elis ne se pourvut pas seulement de science pour, au sein des Muses, pouvoir au besoin demeurer agréablement sans autre compagnie, et de philosophie pour apprendre à son âme, si le sort l’ordonnait, à se contenter par elle-même et se passer courageusement des commodités de la vie qui ont leur source en dehors de nous ; il fut encore soucieux d’apprendre à faire sa cuisine, sa barbe, ses robes, sa chaussure, ses hauts-de-chausse pour, autant qu’il se pouvait, ne faire fond que sur lui-même et se soustraire à toute assistance étrangère. — On jouit bien plus librement et plus gaiment des biens qui nous arrivent occasionnellement et pour un temps limité, quand cette jouissance n’est pas pour nous d’obligation, qu’elle n’est pas imposée par le besoin et que, de sa propre volonté et de sa bonne fortune, on a la force et les moyens de s’en passer. Je me connais bien, et m’imagine malaisément qu’une liberalité si généreuse fût-elle de quelqu’un à mon égard, qu’une hospitalité aussi —