Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/42

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part, n’est-ce pas assez ? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues.Mes ancestres auoient la medecine à contre-cœur par quelque inclination occulte et naturelle, car la veuë mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le Seigneur de Gauiac mon oncle paternel, homme d’Eglise, maladif dés sa naissance, et qui fit toutesfois durer cette vie debile, iusques à soixante sept ans, estant tombé autrefois en vne grosse et vehemente fiéure continue, il fut ordonné par les medecins, qu’on luy declaireroit, s’il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souuent est empeschement) qu’il estoit infailliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence : Si, responditil, ie suis donq mort : mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique. Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art pour le commerce, ce croy-ie, qu’il auoit auec les autres arts : car il estoit conseiller en la cour de parlement et luy succeda si mal, qu’estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Michel.Il est possible que i’ay receu d’eux cette dyspathie naturelle à la medecine : mais s’il n’y eust eu que cette consideration, i’eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses : c’est vne espece de maladie qu’il faut combattre. Il peult estre, que i’y auois cette propension, mais ie l’ay appuyée et fortifiée par les discours, qui m’en ont estably l’opinion que i’en ay. Car ie hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l’aigreur de son goust. Ce ne seroit aysément mon humeur, qui trouue la santé digne d’estre r’achetée, par tous les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyuant Epicurus, les voluptez me semblent à euiter, si elles tirent à leurs suittes des douleurs plus grandes et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C’est vne pretieuse chose, que la santé et la seule qui merite à la verité qu’on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite d’autant que sans elle, la vie nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science el la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n’auons qu’à opposer l’image de Platon, estant frappé du haut mal, ou d’vne apoplexie : et en cette presupposition le deffier d’appeller à son secours les riches facultez de