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ressasser en long et en large, pour chaque sujet traité, les principes et les hypothèses d’ordre général et de reproduire constamment les arguments et les raisons, toujours les mêmes et que tout le monde connaît.

Ma mémoire périclite cruellement de plus en plus chaque jour, « comme si, la gorge ardente, je buvais à longs traits les eaux somnifères du Léthé (Horace) ». Jusqu’à cette heure, Dieu merci, elle ne m’a pas fait commettre d’erreur ; mais il me faudra dorénavant, au lieu de faire comme les autres qui cherchent à se ménager le temps et la possibilité de penser à ce qu’ils ont à dire, que j’évite de m’y préparer, de peur de me tracer un programme dont je dépendrais. Me trouver tenu et obligé à suivre un ordre déterminé, dépendre d’un instrument aussi délicat que la mémoire, sont autant de causes qui me troublent. Je ne relis jamais le fait suivant, sans en être offusqué personnellement et malgré moi. — Lynceste était accusé d’avoir conspiré contre Alexandre ; amené, suivant la coutume, devant l’armée pour être entendu dans sa défense, il avait en tête une harangue préparée avec soin dont, en hésitant et bégayant, il prononça quelques lambeaux. Comme il se troublait de plus en plus, se débattant avec sa mémoire pour retrouver le fil de son discours, les soldats les plus proches, le tenant pour convaincu du crime dont il était accusé, se précipitent sur lui et le tuent à coups de pique. Ses hésitations et son silence avaient été considérés comme des aveux ; aux yeux de ses meurtriers, ayant eu en prison tout le loisir de se préparer, ce ne pouvait être la mémoire qui lui faisait défaut, mais sa conscience qui lui liait la langue et paralysait ses moyens. Que cela est judicieux ! Quand on ne recherche qu’un succès oratoire, le lieu, l’assistance, l’attente sont déjà des causes de trouble ; qu’est-ce donc quand votre vie dépend des paroles que vous allez prononcer ?

S’il doit prononcer un discours préparé, la crainte de perdre le fil de ses idées le paralyse ; aussi, comme le lire c’est se lier les mains, et qu’il n’est pas capable d’improviser, il a pris la résolution de s’abstenir désormais. — Pour moi, être lié à ce que j’ai à dire, fait que naturellement je suis porté à oublier. Si je me suis confié et livré entièrement à ma mémoire, j’exerce sur elle un tel effort que je l’accable et qu’elle s’effraie de sa charge. Plus je m’en repose sur elle, plus je suis hors de moi au point de ne savoir quelle contenance tenir ; quelquefois je me suis vu très en peine pour cacher les embarras que cela me causait, notamment quand j’avais dessein de simuler, en parlant, une profonde nonchalance dans mon accent et mon attitude, et d’appuyer mes paroles de gestes en apparence fortuits et non prémédités, supposés inspirés par la situation du moment ; en pareil cas, j’aime aussi peu ne rien dire qui vaille que d’avoir l’air d’être venu préparé à bien parler et ne le pouvoir pas, ce qui est fort maladroit, surtout chez des gens de ma profession, et coûte beaucoup à qui n’a pas grande facilité pour se tirer d’affaire. La prépa-