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dier les moyens d’action de l’assaillant et de quel côté il peut se présenter ; peu de vaisseaux coulent au fond des mers par leur propre poids, sans accident provenant de causes étrangères. Or, regardons de tous côtés, tout croule autour de nous ; examinez tous les grands états de la Chrétienté et d’ailleurs que nous connaissons, vous y trouverez une menace évidente de changements et de ruine : « Tous ont leurs infirmités et une même tempête les menace (Ovide). » Les astrologues ont beau jeu pour nous avertir, ainsi qu’ils le font, de troubles prochains devant occasionner de grandes perturbations ; leurs prédictions réalisées dès maintenant sont palpables, il n’est pas besoin de consulter le ciel pour cela. De ce que tous nous sommes menacés des mêmes maux, nous pouvons non seulement y trouver un sujet de consolation, mais jusqu’à un certain point l’espérance que cela durera ; d’autant que, par la force même des choses, rien ne tombe, là où tout tombe ; une maladie qui s’étend à tous, devient un état de santé normal pour les individus ; là où tout est au même point, il n’y a pas, par cela même, de dissolution. Pour moi, je ne m’en désespère pas ; ces considérations me font entrevoir des chances de salut : « Peut-être un dieu, par un retour favorable, nous rendra-t-il notre premier état (Horace). » Qui sait si Dieu ne voudra pas qu’il en résulte, comme il arrive des corps qui, à la suite de longues et graves maladies, se trouvent être purgés et reviennent à un meilleur état qu’avant, y gagnant une santé plus complète et mieux assise que celle qui a subi ces secousses ? Ce qui me rend le plus anxieux, c’est que si nous considérons les symptômes de notre mal, il s’en trouve autant qui ont une origine naturelle que nous devons au ciel d’où ils émanent, que d’autres qui sont le fait des déréglements et des imprudences des hommes ; il semble que les astres eux-mêmes ont décrété que nous avons assez duré et que notre existence dépasse les limites ordinaires. Ce qui m’afflige aussi, c’est que le mal qui nous menace en premier lieu, ce n’est pas tant que la masse entière, qui jusqu’ici présentait tous les caractères de solidité, vienne à s’altérer, que de la voir se désagréger et se séparer : c’est là ma plus grande crainte.

Montaigne redoute de se répéter parfois dans ses Essais ; il le regretterait, mais sa mémoire lui fait de plus en plus défaut. — En transcrivant ici ces rêvasseries, je crains que ma mémoire ne me trahisse et que, par inadvertance, elle m’ait fait produire deux fois une même chose. Je hais de me relire et ne corrige qu’à regret ce qui m’est une fois échappé. Or, je n’apporte ici rien de nouveau, ce sont des idées qui ont communément cours, et, comme cent fois elles me sont venues à la pensée, j’ai peur de les avoir déjà exprimées. Les redites sont toujours ennuyeuses, les trouverait-on dans Homère ; elles sont désastreuses pour les choses qui ne s’indiquent que superficiellement et par circonstance. Je n’aime pas à revenir sans cesse, même sur ce qui est utile, comme le fait Sénèque, et ne prise pas ce mode de l’école stoïcienne de