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disposition à la pierre ; car il est mort d’un calcul de forte dimension qu’il avait dans la vessie et dont il souffrait considérablement. Il ne s’est aperçu de son mal que dans sa soixante-septième année ; jusque-là, il n’avait rien éprouvé de nature à le mettre sur ses gardes, rien ressenti ni dans les reins, ni dans le côté, ni ailleurs ; il avait vécu jusqu’alors en parfaite santé et n’était pas sujet aux maladies ; celle-ci dura encore sept ans, durant lesquels il mena une fin d’existence des plus douloureuses. J’étais né vingt-cinq ans, et même davantage, avant que le mal ne se déclarât, alors que sa santé était dans son meilleur état ; par ordre de naissance, j’étais le troisième de ses enfants. Où, pendant tout ce temps, a couvé cette propension à cette infirmité ; et, alors que mon père était si loin d’en souffrir, comment cette si faible émanation de lui-même, d’où je suis sorti, a-t-elle été, pour sa part, impressionnée au point que je n’ai commencé à la ressentir que quarante-cinq ans après, et que, jusqu’ici, de tant de frères et de sœurs, tous issus de la même mère, je sois le seul dans ce cas ? Celui qui m’éclairera à cet égard, peut être assuré que je le croirai dans les explications qu’il me donnera sur tous autres miracles qu’il voudra, pourvu qu’il ne me paie pas, comme cela arrive d’ordinaire, d’une théorie beaucoup plus fantastique et difficile à admettre que la chose ellemême.

Que les médecins excusent un peu ma liberté de langage ; mais cette infusion, cette insinuation œuvre de la fatalité, m’ont également communiqué la haine et le mépris que je porte à leurs doctrines ; cette antipathie pour leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante-quatorze ans ; mon aieul, soixante-neuf ; mon bisaïeul, près de quatre-vingts ; tous, sans avoir pris aucun remède d’aucune sorte, et, pour eux, tout ce qui n’était pas d’usage ordinaire, était considéré comme drogue. La médecine s’est formée d’observations et d’expérience ; il en a été de même de ma manière de voir. Cette longévité n’est-elle pas un fait d’expérience des mieux établi ? Je ne sais si tous les médecins réunis pourraient relever sur leurs registres trois cas pareils d’hommes nés, élevés et morts au même foyer, sous le même toit, ayant vécu autant grâce à leur intervention. Ils seront bien obligés d’avouer que si, en cela, la raison n’est pas pour moi, j’ai du moins de mon côté le hasard ; or, chez eux, le hasard est un bien plus grand maître que la raison. Qu’ils ne tirent pas avantage de ma situation présente, qu’ils ne me menacent pas ; atterré comme je le suis, ce ne serait pas loyal. A dire vrai, les exemples tirés de ma propre famille, me donnent assez avantage sur eux, bien qu’ils s’arrêtent là ; mais les choses humaines persistent rarement aussi longtemps, et il ne s’en faut que de dix-huit ans, que celle-ci ait déjà une durée de deux cents ans, la naissance de mon bisaïeul remontant en effet à l’an mil quatre cent deux ; il ne serait donc pas étonnant que cette expérience commençât à tourner autrement. Qu’ils ne me reprochent pas les maux qui m’assaillent à cette heure ; j’ai vécu pour