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comme les autres ; les conditions dans lesquelles nous vivons, les effets que nous en éprouvons, nous importent moins que ce que le public peut en connaître ; les biens mêmes de l’esprit et de la sagesse nous paraissent manquer de saveur, si nous en jouissons hors de la vue et de l’approbation de gens qui nous sont étrangers. — Il y a des personnes dont l’or coule à grands flots par des issues souterraines qui échappent à la vue, tandis que d’autres l’étendent ostensiblement en lames et en feuilles ; si bien que pour les unes, les liards valent des écus, alors que c’est l’inverse pour les autres ; et cela, parce que le monde juge sur ce qu’il voit de l’emploi et de la valeur de ce que vous possédez. — Prêter un soin trop attentif aux richesses, sent l’avarice ; les dispenser avec une libéralité trop calculée et trop méticuleuse, ne vaut même pas la surveillance et l’attention pénibles que cela nécessite ; qui veut mesurer trop exactement sa dépense, le fait trop étroitement et semble n’y satisfaire que par contrainte. Thésauriser et dépenser sont par eux-mêmes deux choses indifférentes ; elles ne deviennent bonnes ou mauvaises que suivant l’idée d’après laquelle nous agissons.

Une autre raison qui le portait à voyager, c’est la situation morale et politique de son pays ; il n’a pas le courage de voir tant de corruption et de déloyauté. — Une autre cause me porte à voyager, c’est le peu de goût que j’éprouve pour les mœurs de notre état social. Au point de vue de l’intérêt public, je me consolerais aisément de cette corruption : « Je supporterais ces temps pires que le siècle de fer, dans lesquels les noms manquent aux crimes et que la nature ne peut plus désigner par aucun métal (Juvénal) » ; mais en ce qui me touche, j’en souffre trop personnellement ; car, dans mon voisinage, par suite des abus qu’engendrent depuis si longtemps ces guerres civiles, notre vie entière s’écoule dans une situation tellement bouleversée, « où le juste et l’injuste sont confondus (Virgile) », qu’en vérité, c’est merveille qu’elle puisse se maintenir : « On laboure tout armé, on n’aime à vivre que de butin, et chaque jour se commettent de nouveaux brigandages (Virgile). » Par notre exemple, je finis par voir que la société humaine se tient et se coud, quoi qu’il arrive. Qu’on place des hommes n’importe cominent, ils se resserrent et se rangent, se remuant pour finir par se tasser, comme des objets mal assortis qu’on met pêle-mêle dans une poche et qui trouvent d’eux-mêmes la façon de se juxtaposer et de s’intercaler les uns dans les autres, mieux souvent que l’art n’eût su les disposer. — Le roi Philippe avait fait exécuter une rafle des gens les plus mauvais et les plus incorrigibles que l’on put trouver et leur avait assigné pour demeure une ville qu’il fit bâtir spécialement pour eux et dont le nom rappelait l’origine ; j’estime que cette société héteroclite dut, avec pour point de départ les vices de ses membres, se constituer en un état politique dont chacun s’accommoda et où finit par régner la justice. — Je vois de nos jours, non un fait isolé, ni trois, ni cent, mais des mœurs nouvelles admises et pratiquées couramment, tellement farouches surtout par leur inhumanité et leur dé-